dimanche 2 juin 2019

Fait divers : une faiseuse d'anges du quartier des Épinettes (Paris, 17e)

Les recherches généalogiques permettent de rencontrer tous types de situation. La mise en ligne de la presse ancienne numérisée est l'occasion de découvrir des faits divers qui concernent des membres de notre famille. Ainsi, faisant des recherches sur la famille Jacquin et la descendance complète de nos ancêtres Claude Jacquin (1767-1831) [70] et Angélique Bardaux (1780-1858) [71], je suis tombé sur une histoire d'avortements dans le quartier des Épinettes, à Paris (XVIIe), qui est instructive sur la façon dont la presse traitait ce type d'affaire. Le quartier des Épinettes appartenait à ces quartiers qui voyaient se mélanger la classe populaire de Paris et une petite bourgeoisie, souvent issue du commerce et de l'emploi administratif en plein développement.

Le 21 novembre 1901, Le Radical annonce : « Gros scandale » :
Un gros scandale vient d'éclater dans le dix-septième arrondissement : une sage-femme, Mme J..., titulaire au bureau de bienfaisance de la rue Truffaut, et habitant rue Sauffroy, numéro 19 [numéro erroné, il s'agit du 14], a été mise en état d'arrestation par M. Coston, commissaire de police du quartier des Épinettes.
A l'origine de cette affaire, « Marie B..., âgée de vingt-sept ans, domestique chez un charcutier de l'avenue de Clichy » qui « se déclara coupable du crime d'avortement et désigna comme sa complice Mme J... ; elle ajouta que, par trois fois consécutives, elle avait eu recours aux « bons offices » de la faiseuse d'anges. »

Dans un premier temps, l'affaire paraît importante (lien vers l'article en ligne Faiseuse d'anges, première colonne en bas : cliquez-ici)  :
Hier matin, le commissaire de police du quartier des Épinettes a opéré, chez la faiseuse d'anges, une minutieuse perquisition, au cours de laquelle il a saisi une liste d'adresses et une volumineuse correspondance.
Ce qui rend les recherches difficiles, c'est que la plupart des adresses relevées par le magistrat sont celles de clientes « normales ». Mme J..., en effet, est diplômée; elle était attachée — ainsi que nous l'avons dit — au bureau de bienfaisance du dix-septième arrondissement, et il sera difficile d'établir si les personnes dont on a trouvé les noms et l'indication de domicile chez la faiseuse d'anges ont accouché ou avorté.
[...]
Naturellement, les lettres anonymes se sont mises de la partie. M. Coston en a reçu une contenant de graves accusations. Il y est dit que Mme J... allait recruter des clientes, et que certaines d'entre elles ont succombé aux manœuvres de la sage-femme.
Jeanne C... est née à Saint-Denis (93) le 24 juin 1865. Elle a alors 37 ans. Par sa mère Caroline Martin et sa grand-mère Victoire Jacquin, elle est une arrière-petite-fille du couple Claude Jacquin et Angélique Bardaux. Elle appartient à une des branches de cette famille qui a fait souche à Paris et sa banlieue. Elle a épousé le 11 mars 1884 à la mairie du 10e arrondissement Camille J..., un instituteur originaire de la Haute-Marne. Ils n'ont eu qu'une fille, Berthe. Son mari est nommé instituteur à l'école communale de la rue Legendre, à Paris dans le 17e arr. où il est resté jusqu'à sa retraite en 1922. Le couple a eu plusieurs adresses dans ce quartier : 7 boulevard Pereire, 138 rue Cardinet, 89 rue Legendre et enfin 14 rue Sauffroy.

La rue Sauffroy à l'époque des faits, vue depuis l'avenue de Clichy, en direction de la rue Guy Moquet.
Le n° 14 se trouve un peu plus loin, sur la droite.

La même vue aujourd'hui. Les immeubles n'ont pas changé. La comparaison entre les deux vues montre la profonde transformation de la ville et de son appropriation par les habitants.
Jeanne J... est reçue sage-femme à Paris, le 18 novembre 1892, rattachée au bureau du 17e arr. où elle vivait.

Son mari Camille J... est un instituteur très engagé dans son métier. Franc-maçon, il est l'auteur d'ouvrages éducatifs : Écriture moderne, nouvelle méthode (1897), L'Éducateur pratique, résumé de leçons d'éducation et d'hygiène (1903) et La nature et l'homme. Résumés de leçons d'éducation sociale: origine de l'homme, civilisation, éducation sociale. Il a été secrétaire général de l'union amicale des instituteurs et institutrices de la Seine et secrétaire de l'œuvre des maladies professionnelles des membres de l'enseignement primaire de la Seine à Paris. En 1913, il est fait officier de l'instruction publique.

Dans tous les articles consacrés à cette affaire, il n'est fait qu'une fois une allusion rapide à Camille J... : « Mme J..., dont le mari, avec lequel elle vivait en mauvaise intelligence, et qui ignorait les agissements de sa femme, est employé d'administration. »

Dans un premier temps, Jeanne J... et Marie B... reconnaissent les faits, mais, bientôt, Marie B... se rétracte. Elle donnera une version différente lors du procès :
Marie B..., qui avait avoué au moment de son arrestation, déclare au contraire que, souffrante, elle s'était rendue chez la sage-femme sans toutefois se douter qu'elle était enceinte.
Mme J... prétend que sa cliente est venue lui demander de se faire avorter.
Quelques jours après, Le Radical, qui annonçait ce « gros scandale » rapporte les plus justes proportions qu'a prises cette affaire :
La faiseuse d'anges
Aucune nouvelle charge n'a été relevée contre Mme Jeanne J..., la sage-femme de la rue Sauffroy, arrêtée récemment. Il a même été établi que la délivrance à quatre mois de sa complice et dénonciatrice, la fille Marie B..., avait été, en son temps, déclarée à la mairie, comme avortement normal.
La troisième inculpée, Mlle M..., a été remise en liberté provisoire.
Quant à la lettre anonyme qui avait motivé une perquisition chez Mme J..., – perquisition qui n'a d'ailleurs donné aucun résultat – elle émane d'une personne de mœurs légères qui avait à se venger de la sage-femme.
L'affaire ne prendra donc pas les proportions que l'opinion publique lui prêtait tout d'abord.
Il est amusant de voir que le même journal qui a claironné qu'il s'agissait d'une affaire importante explique maintenant que c'est l'« opinion publique » qui lui a donné cette importance. Les mœurs ont changé, mais pas celles des journalistes...

L'histoire de Marie B... éclaire d'un jour cru la situation des femmes parisiennes (et d'ailleurs). Son histoire, classique entre toutes, est racontée par le journaliste :
En 1896, Marie B... entra comme vendeuse au service de M. Régnier, charcutier, avenue de Clichy, 127. Elle ne tarda pas à devenir la maîtresse de son patron. Au cours de l'année 1899 elle accoucha d'une fille et fut soignée par la femme J..., sage-femme de première classe, demeurant à Paris, 14, rue Sauffroy. Au printemps de l'année 1900, se croyant encore enceinte elle s'adressa à la femme J... pour que celle-ci la fit avorter. Les manœuvres réussirent.
Au mois de mars 1901 et en octobre dernier, Marie B..., enceinte, eut recours à la même intervention.
Un autre article précise que cet avortement a été pratiqué « moyennant 100 francs ».

La charcuterie où travaillait Marie B... se trouve immédiatement à gauche de la brasserie "Le Libre-échange", qui fait l'angle de l'avenue de Clichy et de la rue Brochant.

La première enfant née des amours illégitimes du charcutier et de son employée a été enregistrée à la mairie du 17e arr. sur la déclaration de la sage femme Jeanne J.... le 10 septembre 1899. Elle a été confiée à une nourrice de Saint-Ouen, Céline M..., qui aurait aussi fait appel aux services de Jeanne J... . D'abord interrogée, celle-ci ne sera pas poursuivie.

Acte de naissance de Suzanne Juliette B..., déclarée par la sage-femme Jeanne J....

On est au cœur de ces destins de femmes des milieux populaires. Obligées de travailler pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, elles se font domestiques, employées, bonnes ou lingères. Souvent, elles ont quitté leur village et leur famille pour venir travailler à Paris. Ensuite, plus ou moins contraintes, elles se retrouvent être les maîtresses de leurs patrons et doivent « gérer » les conséquences de ces « amours», sans que les pères soient vraiment inquiétés, voire même considérés comme responsables en partie de cette situation. D'ailleurs, aucun des journaux consultés n'en parle, comme si, dans cette affaire, les hommes étaient absents. Seul le journal Le Radical, celui qui semble avoir couvert le plus largement l'affaire, remarque : « Bien entendu, on n'a pas poursuivi l'auteur de la grossesse de l'employée. Les pères, en pareil cas, bien que généralement les principaux coupables, sont toujours indemnes. »

Dans le cas particulier de l'enfant née des amours du charcutier Jules Régnier et de son employé Marie B...., le père a fini par reconnaître, certes tardivement, sa fille, mais je n'ai pas trouvé de traces d'un mariage avec la mère qui aurait régularisé la situation.

Aux termes de l'instruction, Jeanne J... reste écrouée jusqu'à son procès, alors que l'autre accusée, Marie B..., est libérée. Le jugement du public n'était pas celui de la justice. Une pétition est lancée pour demander sa libération : «  dans le quartier habité par Mme J..., une pétition circule demandant que la même faveur soit étendue à cette dernière. » Cela s'explique par l'estime dont semblait jouir Jeanne J..., ainsi que probablement par une forme de solidarité avec cette femme qui, par son activité de sage-femme, se trouvait au cœur de ces affaires de grossesses non désirées et en prise avec le désarroi des femmes laissées souvent seules pour gérer cette situation. Elle avait probablement aussi l'estime de toutes ces femmes du quartier qu'elle avait aidé à accoucher. Malgré cela, Jeanne J.... est restée en prison. Le jugement a lieu le 7 février 1902 et la condamne à 3 ans de prison, alors que sa coaccusée, Marie B..., écope d'un an de prison avec sursis.

Jeanne J. a purgé sa peine à la prison Saint-Lazare. Son mari a demandé le divorce qu'il obtint rapidement par un jugement du 17 juillet 1902, qui sera confirmé deux fois, le 24 décembre 1902, puis le 11 juin 1903, suite à l'appel et à l'opposition de Jeanne J... Le divorce est prononcé au profit du mari et lui confia la garde de leur fille Berthe. Le domicile de l'épouse indiqué dans la transcription du jugement est le 107, rue du Faubourg-Saint-Denis. Derrière cette adresse, se cache la prison Saint-Lazare, célèbre prison de femmes à Paris, dans laquelle étaient aussi enfermées les prostituées régulièrement raflées par la police.
La prison de femmes Saint-Lazare, 107 rue du faubourg Saint-Denis, Paris 10e arr.

Aux termes de sa peine, vers la fin de 1904 ou au début de 1905, Jeanne J. est revenue habiter dans son quartier des Épinettes, autre preuve que cette condamnation n'était pas considérée comme infamante dans son quartier, puisqu'elle n'hésite pas à croiser ses anciennes connaissances, qui, par la nature de son métier antérieur, devaient être nombreuses. Elle décède deux ans après, le 15 février 1907, à l'âge de 41 ans. Elle habite alors au 109 rue des Moines, à Paris 17e. L'acte de décès la qualifie de sage-femme, ce qui interroge. Malgré sa condamnation, a-t-elle pu tout de même reprendre son métier ? Je n'ai pas d'autres mentions, hormis celle de cette acte.

Quelques mois après le dernier jugement de divorce, Camille J... s'est remarié le 8 octobre 1903 avec Louise S...., directrice de cours dans le 17e arr. Plus tard, celle-ci, après le décès de son mari, adoptera sa belle fille Berthe J..., le 9 avril 1924. L'impression que me laisse tout cela est que Berthe, qui avait 16 ans lorsque sa mère a été arrêtée et condamnée, en a été séparée jusque dans sa filiation.

J'ai fait le choix de rendre anonymes tous les noms dans ce message, pour éviter que les noms rares de Jeanne J..., tant son nom de jeune fille que son nom d'épouse, se trouvent associés à cette histoire dans les moteurs de recherche. On aura remarqué, dans les quelques extraits d'articles de journaux que j'ai reproduits ici, que les noms des personnes concernées sont clairement indiqués, tant ceux des personnes directement impliquées, que ceux des membres de l'entourage, plus ou moins associés à cette affaire : l'amant et patron, le mari de l'accusée, mais aussi l'employée qui aurait fait appel à ses services, la dénonciatrice « anonyme », le juge d'instruction, le commissaire, etc. C'était l'usage dans la presse de l'époque.