lundi 23 août 2021

Une lettre d'Angélique Bardaux, veuve Jaquin, à sa petite-fille (1852).

Dans l'impressionnante masse d'archives que j'ai récupérée concernant la famille Barféty de Queige, j'extrais dès maintenant cette lettre qui est remarquable à plusieurs égards. C'est d'abord la plus ancienne lettre que je connaisse d'une de nos ancêtres, car elle a été écrite par l'arrière-grand-mère de notre arrière-grand-père, Angélique Bardaux (Venthon 18 juin 1780 - Venthon 22 septembre 1858) [71], épouse de Claude Jaquin [71]. Ensuite, elle témoigne de l'écriture d'une fille et d'une femme de cultivateurs savoyards entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe. A cette époque, le taux d'alphabétisation était faible et, encore plus, parmi les femmes. Cette lettre prouve qu'elle avait reçu un minimum d'éducation. Enfin, et l'on n'y pense pas toujours, elle témoigne d'une certaine maîtrise du français, alors que la langue de tous les jours était le savoyard. Certes, l'orthographe est pour le moins hésitante, pour ne pas dire plus. Par moment, il s'agit d'une transcription quasi-phonétique de pensées exprimées en français qui demande un effort de transcription inverse pour expliciter le contenu en français. Malgré cela, Angélique Jaquin, née Bardaux, arrive à transmettre un ensemble de sentiments à l'égard de sa petite-fille, de ses enfants et d'elle-même.

 

 

 

 

Ma chere petite fille
jophine Ceta vai queles
lareme au scieu que je mes
Lamin a la plume pour
te traces sai deu mo qui
son pour tetes mognes
ma ten derse ma chere
amie quine se pase pa
un sule momant sans pa
nces atoi ma petite fille
que je ches ri Come moi
maime jene tes peupa
ta presi la mitie que jai
pour toi ma petite a
mi que je chesris Come
moi maime je te prie
den braces bin ton pa
pas et la mama pour m
                                  oi

 

 

je voudrai a voire lemai
me boneure que malestre a
a come je vous sererai tou
se dan mai bras mai cher
re sanfant je fini Les
lareme ausicieu en pen
sen tous a vousotre et
moi toute seule je vous
Laice apence come je
me trouve a prai a voire
eleves une famille co
me moi e les voire tous
Loin de moi a dieu mille
foi a dieu ma petite fille
qui ne lo blieras jamais
an jelique  ja
quin
a Venthon le 23
de Canbre 1852

 

 

 

 

 

La transcription en français est la suivante, avec quelques incertitudes ou quelques passages que je n'ai pas déchiffrés, entre crochets.

Ma chère petite fille Joséphine. 

C’est avec les larmes aux yeux que je mets la main à la plume pour te tracer ces deux mots qui sont pour te témoigner ma tendresse, ma chère amie. [qui] ne se passe pas un seul moment sans penser à toi, ma petite fille que je chéris comme moi-même. Je ne […] apprécier l’amitié que j’ai pour toi, ma petite amie que je chéris comme moi-même. Je te prie d’embrasser bien ton papa et la maman pour moi.

Je voudrais avoir le même bonheur que ma lettre. Ah ! comme je vous serrerais tous dans mes bras, mes chers enfants. Je finis les larmes aux yeux en pensant [tous] à vous autres et moi toute seule. Je vous laisse à penser comme je me trouve après avoir élevé une famille comme moi et les voir tous loin de moi.

Adieu, mille fois adieu, ma petite fille qui ne l’oubliera jamais.
Angélique Jaquin
A Venthon, le 23 décembre 1852. 

La lettre est envoyée à Joséphine Uginet-Chapot [17], née à Paris le 10 octobre 1830, fille de Jean Uginet-Chapot [34] et Jeanne Jaquin [35], la fille aînée de Claude Jaquin et Angélique Bardaux. C'était l'aîné des petits-enfants du couple. Alors que ses parents vivaient à Paris, très occupés à faire prospérer leurs affaires, Joséphine Uginet-Chapot a passé ses treize premières années auprès de sa grand-mère Angélique Bardaux, à Venthon. Cela explique probablement les sentiments très affectueux que celle-ci exprime à sa petite-fille. Au moment de l'envoi de cette lettre, Joséphine Uginet-Chapot est veuve depuis deux ans et demi de Sylvain Meunier, un maçon de la Creuse, qu'elle a épousé à l'âge de 18 ans. Le mariage n'a duré que onze mois, à la suite du décès prématuré du mari. Elle est sur le point de se marier avec Martial Cibot, de Limoges. Il est probable que cette lettre soit en lien avec cet événement à venir, bien que rien ne le laisse penser à lecture. Le mariage de Martial Cibot et de Joséphine Uginet-Chapot a été célébré le 28 décembre 1852, à la mairie de Montmartre et à l'église Saint-Pierre de Montmartre, soit cinq jours après la lettre.

Claude Jaquin (Venthon 13 décembre 1767 - Venthon 3 avril 1831) et Angélique Bardaux ont eu neuf enfants, dont six ont vécu. A la fin de l'année 1852, la situation de chacun était la suivante :
  • Jeanne, née en 1803, épouse de Jean-Claude Uginet-Chapot.Ils tenaient un commerce de marchand de vin (on dirait aujourd'hui un bar) qui faisait aussi traiteur, rue des Poissonniers, alors sur la commune de Montmartre (aujourd'hui à Paris, XVIIIe). Ils étaient aussi logeurs en garni (une forme de location à la journée pour les populations de passage à Paris). C'est leur fille, Joséphine, qui est destinatrice de la lettre.
  • Charlotte Jaquin, née en 1810, épouse de Joseph Martin. C'est la seule fille qui est restée au pays. Ils étaient cultivateurs au hameau de Villarasson, à Queige, avec cinq enfants.
  • Marie Jaquin, née en 1813, épouse de Joseph Viardet. En 1852, ils étaient concierges au 46, rue d'Amsterdam, à Paris (IXe). Ils avaient alors trois enfants.
  • Césarine Jaquin, née en 1816, épouse de Jacques Girard, d'Aubusson. Ils étaient associés avec Jean Uginet-Chapot et Jeanne Jaquin dans l'affaire de marchand de vin, traiteur et logeur en garni, de Montmartre. Ils n'avaient qu'un fils.
  • Joseph Jaquin, né en 1818, seul fils de la famille. Il venait d'épouse Marie Martin, de Venthon et de s'installer à Paris, comme conducteur d'omnibus. Il sera ensuite concierge, puis marchand de vin, avant de revenir à Venthon dans les années 1870. Ils n'avaient alors pas d'enfants.
  • Victoire Jaquin, née en 1823, veuve de Claude Martin, de Venthon. Elle se remariera à Paris, en 1857. Il est probable qu'elle y était déjà en 1852. Elle avait deux filles de son premier mariage.

On comprend mieux la plainte d'Angélique Bardaux, dont cinq des six enfants sont à Paris. La seule fille encore présente au pays se trouve tout de même à une dizaine de kilomètres. Parmi ses douze petits-enfants, sept se trouvent aussi à Paris.

L'adresse de la lettre est, elle aussi, un peu approximative :


 

 

a madame

munie nes

ujines a

paris



 

Autrement dit : "A Madame Meunier, née Uginet, à Paris". La lettre n'a pas été envoyée par la poste car elle ne comporte aucun cachet ni timbre. Il aurait d'ailleurs été difficile qu'elle atteigne sa destinatrice avec une adresse aussi sommaire. Elle a sûrement été confiée aux bons soins d'un des nombreux Savoyards qui faisaient la navette entre Paris et la Savoie. De très nombreux Venthonnais, en plus des enfants d'Angélique Bardaux, s'étaient expatriés à Paris. Il devait être facile d'en trouver un sur le point de partir ou de repartir à Paris, à qui confier cette lettre.

J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer longuement Joséphine Uginet-Chapot : cliquez-ici, la vie à Venthon au XVIIIe siècle : cliquez-ici et .

Lien vers la généalogie d'Angélique Bardaux : cliquez-ici.


 

dimanche 26 juillet 2020

Une longevité exceptionnelle au XIXe siècle

Aujourd'hui, il est relativement courant de croiser des personnes âgées de plus de 90 ans. Au XIXe siècle, il était beaucoup plus rare de dépasser cet âge. Sur la base de mes propres recherches généalogiques, si on trouve fréquemment des personnes qui dépassaient les 80 ans, il semblait y avoir une limite difficilement dépassable au-delà.

Sur les presque 5500 personnes de ma généalogie dont je connais l'âge au décès, 332 ont dépassé les 90 ans. Si je retire toutes celles qui sont décédées au XXe ou XXIe siècle, il n'y a plus que 12 personnes qui sont mortes à plus de 90 ans au XVIIIe ou au XIXe siècle. Aujourd'hui, je voudrais m'intéresser plus particulièrement à l'une d'entre elles, Magdeleine Gentillon, née aux Gentillons, à Bénévent-et-Charbillac (Hautes-Alpes) le 18 prairial an VIII (7 juin 1800) et décédée au Chanet, à Saint-Julien-en-Champsaur le 24 avril 1897 à presque 97 ans.

Saint-Julien-en-Champsaur (Hautes-Alpes), où Magdeleine Gentillon, ép. Jean Arnaud a passé 75 ans et demi de sa vie, de son mariage en octobre 1821 jusqu'à son décès en mars 1897.
Si cette longévité est déjà en soi remarquable pour l'époque, il y a une différence majeure avec ce qui se passe aujourd'hui. En effet, de nos jours, lorsque quelqu'un meurt à plus de 90 ans, tous ou presque tous ses descendants sont encore vivants, hormis les accidents de la vie. L'allongement de l'espérance de vie concerne presque tout le monde. En revanche, à cette époque, cette longévité était une particularité individuelle au milieu d'une population qui était soumise à une mortalité beaucoup plus grande. Un seul chiffre permet de me faire comprendre. Sur les 33 descendants (enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants) de Magdeleine Gentillon, nés avant son décès, 18 étaient déjà morts avant elle, soit un peu plus de la moitié. Si on regarde par génération, c'est encore plus spectaculaire.

Magdeleine Gentillon s'est mariée à 21 ans avec Jean Arnaud, un ancien étudiant ecclésiastique, revenu au Chanet exploiter le domaine familial. Ils ont eu huit enfants, dont un n'a vécu que quelques jours. Une fille, Félicité, est morte à l'âge de 6 ans.  Leurs six enfants qui ont atteint l'âge adulte sont Jean, instituteur à Saint-Etienne-le-Laus, François, huissier, à Constantine (Algérie), Anselme, maréchal-ferrant, à Mascara (Algérie), Rosalie, épouse Jean Ariey-Bonnet, la seule qui soit restée à Saint-Julien-en-Champsaur, Sophie, religieuse et institutrice à Saint-Clément-sur-Durance et enfin Clémence, religieuse à Gap. De ces six enfants, seule Clémence a survécu à sa mère. Autrement dit, Magdeleine Gentillon a vu mourir cinq de ses six enfants. Aucun n'a d'ailleurs hérité de sa longévité. Celui qui est mort le plus âgé est son fils aîné Jean, décédé à 73 ans.

A la génération suivante, elle a eu 17 petits-enfants qui sont tous nés avant son décès. Elle en a vu mourir 7, dont 3 en bas âge.

Elle avait d'ailleurs perdu son mari jeune, décédé en 1853 à 58 ans. Elle lui a donc survécu presque 45 ans. Comme on l'a vu, ses enfants se sont dispersés. Seule sa fille Rosalie est restée dans la maison familiale et c'est son mari, Jean Ariey-Bonnet, de Saint-Jean-Saint-Nicolas, qui est venu en gendre pour assurer l'exploitation du domaine. Comme son épouse, il est décédé avant sa belle-mère, de telle sorte que Magdeleine Gentillon a continué à vivre avec son petit-fils Alphonse Ariey-Bonnet et son épouse. C'est d'ailleurs ce dernier qui est allé déclarer le décès de sa grand-mère à la mairie. Un mois avant son décès, elle avait été sollicitée pour donner son consentement au mariage de son petit-fils Cyrille Ariey-Bonnet, puisqu'elle était le seul ascendant vivant. Elle ne s'est pas rendue à la mairie. C'est le notaire qui est venu chez elle recueillir son consentement.

Une Champsaurine et son petit-fils : une image qui pourrait être celle de Magdeleine Gentillon

Comme on l'a vu, à la différence de certaines familles où la longévité est un héritage familial, il semble, dans son cas, qu'il ne s'agisse que d'une caractéristique personnelle. Sa mère Marie Boeuf est morte à l'âge de 64 ans. Son père a tout de même atteint l'âge de 84 ans. Son oncle, Calude Gentillon, curé de Molines-en-Champsaur, est mort à 85 ans. Autre fait notable dans son ascendance, ses grands- parents maternels, Georges Boeuf et Anne Reynier, décédés respectivement à 83 et 80 ans, ont pu fêter leurs 60 ans de mariage, situation probablement assez exceptionnelle à l'époque. Quant à ses frères et sœurs, ils sont décédés entre 42 ans et 82 ans. Son frère Jean Gentillon, rentier et ancien marchand de cuirs à Saint-Bonnet-en-Champsaur, est mort à 81 ans et sa sœur, Marie Gentillon, épouse Aubert, de Molines-en-Champsaur, a atteint les 82 ans. Ces quelques longévités confortent ce que je disais en début de message sur la relative fréquence des décès après 80 ans et guère au-delà. Magdeleine Gentillon garde sa particularité.

Lien vers la généalogie de Magdeleine Gentillon, ép. Jean Arnaud : cliquez-ici.
Lien de parenté avec Magdeleine Gentillon : cliquez-ici.

mardi 12 mai 2020

La famille Sommier, de Langres

Poursuivant l’objectif que je me suis donné de faire la généalogie descendante la plus complète possible des 32 couples d’ancêtres de la 7e génération, j’ai terminé et mis au propre une famille qui est, par beaucoup de points, l’exact opposé de la famille Bardin que j’ai traitée récemment (famille Bardin de Charavines). Il s’agit de la famille Sommier, de Langres, dans la Haute-Marne à laquelle nous somme rattachés par Louise Sommier (1803-1834) [51] l’arrière-grand-mère de notre grand-père André Magron.

Vue aérienne de Langres
Le premier point qui distingue ces deux familles est la place qu’elles tiennent chacune dans notre mémoire familiale. L’une, les Bardin, reste très présente. L’autre a complètement disparu de la mémoire familiale, jusqu’à ce que je l’exhume lors de mes recherches. Cet oubli est partagé par toutes les autres familles qui composent l’ascendance de notre grand-père André Magron, que ce soit les Magron eux-mêmes, les Prodhon, les Mathieu, et, pour la branche maternelle, les Duthu, les Cornemillot, les Poirier et les Genty. Il y a probablement là un attachement moindre à l’histoire familiale et, même si le terme est un peu fort, une absence de « culte des ancêtres ». C’est aussi comme cela qu’il faut comprendre la disparition presque complète, lorsqu’elles ont existé, des tombes familiales. J’avais fait un bilan des tombes subsistantes dans la famille, et, dans cette ascendance, c’est là qu’elles sont le plus absentes.

Avant de voir les autres caractéristiques de cette famille, et donc les différences avec les Bardin, présentons en rapidement l’historique.

Le premier Sommier connu est Jean, né le 10 novembre 1666 à Langres, une petite ville de la Haute-Marne à une centaine de km au nord de Dijon. Cette ville aujourd’hui un peu endormie, enserrée dans ses remparts, était une cité dynamique, siège d’un évêché, pourvu de nombreux collèges. C’était une ville commerçante sur la route qui relie le nord de l’Europe et le Sud, par Reims et la Champagne, et porte d’entrée de l’est de la France. Elle a gardé un riche patrimoine architectural, avec quelques belles maisons de la Renaissance.

Maison Renaissance de Langres
Langres est la patrie de Denis Diderot, qui y est né le 5 octobre 1713, fils d’un maître coutelier. Ce que l’on peut lire des origines de Diderot éclaire parfaitement le monde de la famille Sommier :
Denis Diderot naît à Langres, dans une famille bourgeoise le 5 octobre 1713 et est baptisé le lendemain en l'église Saint-Pierre-Saint-Paul de Langres, la cathédrale étant réservée aux baptêmes de nobles.
Ses parents mariés en 1712 eurent six enfants dont seulement quatre atteignirent l'âge adulte. Son père Didier Diderot (1675-1759), maître coutelier, était réputé pour ses instruments chirurgicaux, scalpels et lancettes notamment. Son grand-père Denis Diderot (1654-1726), coutelier et fils de coutelier, s'était marié en 1679 à Nicole Beligné (1655-1692), de la célèbre maison de coutellerie Beligné. Sa mère Angélique Vigneron (1677-1748) était la fille d'un maître tanneur.
Diderot était l'aîné de cette fratrie dont chaque membre tint un rôle important dans la vie de l'écrivain. Angélique (1720-1749), ursuline, mourut jeune (et folle) au couvent et inspira en partie La Religieuse ; Didier-Pierre (1722-1787) embrassera la carrière ecclésiastique et sera chanoine de la cathédrale de Langres. Les relations entre les deux frères seront toujours conflictuelles, au-delà même du décès de Denis. Denise (1715-1797), enfin, également restée au pays, sera le lien permanent et discret entre Diderot et sa région natale.
De 1723 à 1728, Denis suit les cours du collège jésuite, proche de sa maison natale. À douze ans (1725), ses parents envisagent pour lui la prêtrise et, le 22 août 1726, il reçoit la tonsure de l'évêque de Langres et prend le titre d'abbé dont il a la tenue. Il doit succéder à son oncle chanoine à Langres, mais sa mort prématurée sans testament ne peut faire bénéficier son neveu de sa prébende.
Denis Diderot, par Car von Loo (1767).
Si Diderot appartenait à une famille de couteliers, les Sommier étaient une famille de chapeliers. On retrouve le même univers de maîtres artisans, qui pouvaient vivre presque bourgeoisement de leur état et donner à leurs enfants une éducation soignée. Notre premier ancêtre, Jean Sommier, était chapelier. Son fils Antoine, chapelier, a épousé la fille d’un maître serrurier. A la génération suivante, Pierre Sommier, aussi chapelier, a épousé la fille d’un coutelier. Il avait un frère, Pierre Antoine Sommier, prêtre à Langres. C’est à la génération suivante que commence mon étude généalogique complète.

Didier Marie Sommier naît à Langres le 3 avril 1769. Fils de chapelier, il fait des études qui le destine à la prêtrise. Il est bachelier-ès-lettres et il reçoit la tonsure en 1787, qui était une première étape dans l’entrée dans l’état ecclésiastique. Peut-être était-il destiné à succéder à son oncle dans quelque privilège ecclésiastique, mais nous ne le savons pas. On voit tout de même la similitude de parcours avec Denis Diderot. Il ne s’agit pas de vouloir comparer à tout prix les destinées pour nous relier à une personnalité prestigieuse. Il faut plutôt comprendre que le parcours de notre ancêtre Didier Sommier a été similaire à celui de beaucoup de fils de familles d’artisans langrois. C’est la Révolution qui viendra perturber la destinée de notre ancêtre, qui ne sera jamais ordonné prêtre et, au moment le plus fort des persécutions religieuses, sera mis sur la liste des suspects, comme son oncle, le 11 juillet 1793. Il aurait été arrêté, mais, comme beaucoup, il a été « sauvé » par la chute de Robespierre.


Église Saint-Martin, de Langres, où a été baptisé Didier Marie Sommier
le 3 avril 1769, quelques heures après sa naissance.

Pour vivre, il s’est fait chapelier, comme son père et ses ancêtres. Le 13 floréal an VI (2 mai 1798), à presque 30 ans, il épouse Marie Claude Tresse, âgée de 17 ans, fille d’un boulanger, Simon Tresse. Didier Sommier et Marie Claude Tresse ont eu 9 enfants entre 1799 et 1817, dont seulement 5 vécurent. Si au niveau de la première génération, il n’y a pas beaucoup d’écart avec la famille Bardin (9 enfants contre 10 enfants pour les Bardin), la rupture se fait nettement aux générations suivantes (je mets entre parenthèses les chiffres de la famille Bardin) :
  • Enfants : 9, dont 5 qui vécurent et eurent une descendance (10, dont tous vécurent, mais seulement 5 qui ont eu une descendance).
  • Petits-enfants : 8 (30).
  • Arrière-petits-enfants : 11 (72).
  • Arrière-arrière- petits-enfants (génération de notre grand-père André Magron) : 24 (92).

On perçoit immédiatement qu’il y a eu un changement de comportement sur le nombre d’enfants qui marque une rupture entre la génération des parents et celles des enfants et des petits-enfants. Clairement, il y a eu une volonté de maîtriser son nombre d’enfants, de génération en génération.

L’autre différence majeure est la dispersion géographique. Rappelons que 80 des 92 arrière-arrière- petits-enfants Bardin sont nés dans l’Isère, dont les deux tiers à Charavines et les alentours. Où sont né les 24 arrière-arrière-petits-enfants de Didier Sommier et Marie Claude Tresse ?
  • Paris : 3
  • Dijon : 3
  • Vosges : 2
  • Roubaix : 1
  • Divers lieux en France : 3 (Finistère, Calvados, Meuse).
  • Vietnam : 10
  • Ukraine : 2
Comme on le voit, une dispersion particulièrement importante. Et surtout, plus aucun descendant à Langres et dans les environs. Je détaillerai plus loin les différentes branches, ce qui expliquera en particulier les 10 naissances au Vietnam
 
Un autre indicateur de l’absence totale d’enracinement dans un terroir est que, dès le milieu du XIXe siècle, la descendance de ce couple n’est plus représentée à Langres que par un petit-fils, Edouard, et sa fille Isabelle. Avec le décès de cette dernière en 1919, s’éteint le dernier représentant à Langres de la descendance de Didier Sommier et Marie Claude Tresse.

Didier Sommier, qui s’est fait chapelier sous la Révolution, a attendu des jours meilleurs pour pouvoir mettre à profit son éducation. C’est ainsi qu’on le retrouve comme instituteur à Langres, en 1807 et 1808, puis professeur au collège de Saint-Dizier (une commune de la Haute-Marne au nord de Langres) en 1810. En 1820, il dira lui-même qu'il est un « ancien professeur de l'université. » Il y a un Didier Sommier, professeur de Mathématiques au collège de Vesoul, en 1812. Est-ce lui ?
 
En 1816, il s’installe comme libraire à Langres. Il obtient un brevet pour exercer ce métier le 4 juillet 1820, conjointement avec son fils Rémy Jules, sous la dénomination commerciale Sommier père et fils. En 1825, il obtient la place de greffier du tribunal civil de Langres. Il laisse alors la librairie à son fils Rémy Jules. Quand ce dernier obtient à son tour la place de commis-greffier, avec son père, vers 1826, c'est leur fils et frère Théodore Sommier qui prend la suite de la librairie, pour lequel il obtient un brevet le 10 avril 1827.
Didier Sommier est greffier en chef du tribunal civil de Langres de janvier 1825 jusqu’à sa démission le 10 mai 1828, au profit de son fils Rémy Jules.
Il décède peu de temps après, à son domicile de la rue Vernelle, à Langres, le 11 mai 1829 à 60 ans.


Lettre de demande de brevet de libraire, adressée au préfet de la Haute-Marne,
le 20 juin 1820, par Sommier père (signature de droite) et fils (signature de gauche).
Son épouse Marie Claude Tresse lui survit, mais, on apprend par un jugement intervenu en juillet 1829, quelques mois après le décès de son mari, qu’elle est « interdite de la gestion et administration de sa personne et de ses biens » et qu’elle est internée à l’asile départemental de Saint-Dizier. Elle y est morte quelques années plus tard, le 7 octobre 1833, à 53 ans. Cette aliénation mentale doit être héréditaire car sa fille et un de ses petit-fils sont tous les deux décédés dans des asiles d’aliénés. Je lui ai consacré un billet il y a maintenant presque 10 ans ! : cliquez-ici.

Le destin des 5 enfants du couple Didier Sommier et Marie Claude Tresse est représentatif de la mobilité sociale et géographique de certaines familles au XIXe siècle. Il faut garder à l’esprit que Langres, qui, après la Révolution, n’était plus qu’une sous-préfecture et avait perdu le siège du diocèse, est entrée peu en peu en décadence n’offrant plus à ses habitants, surtout les plus ambitieux ou les plus entreprenants, d’opportunités d’évolutions sociales.

Rémy Jules Sommier (1800-1863)

Ainé des enfants de Didier Sommier et Marie Claude Tresse, il fait des études « jusqu'à la Rhétorique et les Mathématiques inclusivement ». Il est d’abord associé très jeune comme libraire avec son père. Il obtient un brevet pour exercer cette profession en juillet 1820, à 20 ans. Comme le disait un de ses confrères libraires, Rémy Jules Sommier, « n’attendait plus que sa majorité pour obtenir la place de commis-greffier près le même tribunal ». Il obtient cette place en 1825, laissant la librairie à son frère Théodore. Suite à la démission de son père, il devient le greffier en chef du Tribunal civil de Langres, en avril 1828. Il tiendra ce poste au moins jusqu’en 1836. Il part ensuite à Paris avec sa famille, où il est contrôleur au Chemin de fer. Il y est décédé en 1863.


De son mariage avec Adèle Descharmes, fille d’un avoué de Langres, il n’a qu’un seul fils, Marie Camille, né en 1830, qui se destine au professorat. Licencié ès-sciences mathématiques, il est d’abord maître-répétiteur au lycée Louis le Grand à Paris, (1851-1858), puis professeur de mathématiques aux lycées de La Rochelle et de Sens (1858-1872). Il se marie dans cette dernière ville, où naît son unique enfant, une fille, Jeanne Sommier, en 1866. Il est ensuite censeur des études aux lycées de Nevers et d'Orléans (1872-1875), proviseur des lycées de la Roche-sur-Yon, Valenciennes, Limoges et Orléans (1875-1885), avant de pouvoir revenir à Paris, d’abord comme censeur au lycée Lakanal, à Sceaux (1885-1887), puis censeur au collège Rollin [Lycée Jacques-Descours, Paris] de 1887 jusqu'à sa retraite vers 1893. Pour cette belle carrière administrative, il obtient la légion d’honneur le 13 juillet 1890. Il finit sa vie à Sens, dans la maison familiale de son épouse.


Collège Rollin, avenue Trudaine, Paris

La seule fille de Camille Sommier, Jeanne Sommier (1866-1939) a épousé un fabricant de broderies parisien, Jacques Banès. Ils appartiennent à la bourgeoisie parisienne, dont les noms apparaissant dans les carnets mondains des journaux ou dans le Bottin Mondain. Leur descendance est représentée aujourd’hui, toujours à Paris, par une famille Templier.

Louise Sommier (1803-1834) [51]

Notre ancêtre s’est mariée en 1829 avec Gabriel Prodhon, un marchand épicier de Langres. Après avoir eu deux filles, Céline, le 12 août 1831, et Julie Adèle, en 1833, elle meurt jeune, le 24 octobre 1834, à 31 ans. Sa fille Céline, demoiselle de magasin à Langres, épouse en 1866 Jules Magron, un prospère marchand épicier de Prauthoy, à une vingtaine de km au sud de Langres. Ayant perdu sa mère jeune, Céline Prodhon a surtout été élevée par la seconde épouse de son père, Adèle François (1809-1899). Cela peut aussi expliquer le peu de lien avec la famille Sommier, déjà bien dispersée. Un signe qui ne trompe pas est qu’aucun membre de cette famille Sommier n’apparaît dans des actes d’état-civil des familles Prodhon ou Magron, comme témoins. C’est souvent une façon de marquer les liens familiaux que d’inviter un cousin ou un oncle à être témoin au mariage de sa nièce ou de sa cousine.

Théodore Sommier (1805-1861)

Comme on l’a vu, c’est lui qui succède à son père et à son frère Rémy Jules comme libraire, dès 1826, lorsque ce dernier devient commis-greffier du Tribunal civil de Langres. Sur trois générations, Théodore, puis son fils Edouard (1827-1894) et enfin sa petite-fille Isabelle (1854-1919) ont été libraires à Langres. De toutes les branches, c’est celle qui a gardé le plus longtemps un enracinement dans la ville de leurs ancêtres, en assurant pendant cent ans l’existence de la librairie Sommier.
Sur les anciennes cartes postales de la place Ziegler, anciennement place de la Loge, on voit la librairie Sommier, entre un marchand de cycles et un pharmacien, Sommelet, auquel nous sommes aussi apparentés par les Magron. A cet emplacement, il y a encore une maison de la Presse, lointain successeur de la librairie des dames Sommier.


Librairie Sommier, place Ziegler, à Langres.
Comme souvent au XIXe siècle, les libraires étaitent aussi éditeurs. C’est ainsi que l’on trouve le nom de Théodore Sommier au bas de la page de titre de ces Recherches historiques et statistiques sur les principales communes de l'arrondissement de Langres, paru anonymement en 1836.




En plus de ce livre, on ne trouve que trois autres titres publiés dans ces mêmes années par lui, dont des Considérations philosophiques sur le suffrage universel, par un véritable ami du peuple, en 1849.

Théodore Sommier a épousé Louise Dupré, d’une autre famille de chapeliers à Langres, dont plusieurs membres s’étaient déjà mariés avec des Sommier. Ils étaient cousins-issus-de-germain. Ils ont eu deux fils, Edouard, le fils aîné qui succéde à son père come libraire, comme nous venons de voir, et Émile, né en 1833, qui s’est engagé dès 18 ans dans l’armée, en novembre 1851. Après 14 ans de carrière militaire, il est entré dans l’administration du Ministère de la Guerre, à Paris (ce que nous appellerions aujourd’hui le Ministère de la Défense). Il a gravi peu à peu les échelons de l’administration depuis commis ordinaire, puis commis principal et enfin sous-chef du bureau, en charge des fonds et ordonnances. Là aussi, cette belle carrière militaire et administrative est récompensée par la légion d’honneur le 29 décembre 1887. Il se marie tardivement, en 1888, avec une femme divorcée de 48 ans, dont le précédent mari s’est volatilisé (chose qui arrivait assez souvent en ces époques). Il termine sa vie à Pacy-sur-Eure, en Normandie, en 1897. Il n’a pas eu d’enfant.

Cette branche Théodore Sommier s’est donc éteinte avec le décès d’Isabelle Sommier, à Langres en 1919.

Gabrielle Sommier (1808-1850).

Gabrielle Sommier est la seule fille du couple Didier Sommier et Marie Claude Tresse et, apparemment, le seul enfant qui a hérité des problèmes mentaux de la mère. Je dis apparemment, car il peut très bien y en avoir eu d’autres, qui sont restés cachés dans le secret des familles. Cette famille illustre bien ces histoires familiales qui voient certaine branche perdre en statut social et, dans le cas présent, se terminer en branche morte, s’éloignant ainsi de cette ambition d’honnête aisance et de statut social respectable qui était alors l’horizon indépassable des familles de la petite bourgeoisie provinciale dont faisaient partie les Sommier. Ce sont probablement des accidents de la vie qui expliquent cela. A travers les sources dont on dispose, on les pressent, à défaut d’avoir toujours des informations précises.

Comme ses frères, Gabrielle Sommier s’est mariée dans son milieu, avec Jules Petitot, un huissier de Langres, fils d’huissier. Comme ses frères, son mari et elle ont limité le nombre d’enfants, avec une fille Adélaïde, en 1833, et un fils, Henry, en 1835. En 1846, cette petite famille bourgeoise est recensée dans une des rues principales de Langres, la Grande-Rue, aujourd’hui rue Cardinal Morlot. Mais, tout se dérègle. En octobre 1849, la fille décède à l’âge de 16 ans. Quelques mois plus tard, en août 1850, la mère meurt à l’asile départemental de Saint-Dizier, comme sa propre mère. Elle a 41 ans. Le mari et son fils partent à Paris, puisque dès 1851, on ne les retrouve plus à Langres. S’est-il passé quelque chose pour qu’ils quittent ainsi Langres ? Jules Petitot ouvre à Paris un « bureau d’écritures, cabinet d’affaires, etc. » comme le précise cette annonce dans un annuaire parisien. Il décède en 1867 à l’hôpital Saint-Louis. Il habite alors boulevard de Belleville, un quartier populaire de Paris. Il est qualifié de comptable.


Almanach des 40.000 adresses, 1864.
La rue d'Allemagne est aujourd'hui l'avenue Jean-Jaurès,
dans le 19e arr. de Paris.

Leur fils unique, Henry Petitot, est sergent de ville, lorsqu’il se marie avec une lingère en 1871. Il ne semble pas avoir eu d’enfants. On retrouve sa trace bien longtemps après, en 1912, lorsqu’il meurt à l’asile d’aliénés d’Yzeure dans l’Allier, où, comme le dit son acte de décès, il a été « déposé provisoirement ». Il a hérité de l’aliénation mentale de sa mère et de sa grand-mère. Il vit avec son épouse rue du Faubourg Saint-Denis et, malgré son âge déjà avancé – il a 76 ans – il est garçon de magasin. Son épouse lui survit et décède à 89 ans, en 1923, dans un hospice de vieillards tenu par les Petite Sœurs des Pauvres, dans le 10e arrondissement de Paris, rue Philippe-de-Girard.

A cette même date, en 1923, la fille d’un cousin-germain de son mari, Jeanne Sommier, veuve Banès, vit rue Saint-Honoré, avec ses deux enfants, avant de déménager quelques années plus tard avenue de l’Opéra, puis boulevard Malesherbes, toutes des adresses de prestige à Paris.

Paul Sommier (1817-1849).

C’est le dernier fils de la famille, qui illustre là-aussi un autre type de destinée familiale, faite de voyages et de destinations lointaines, sur fond d’aventure coloniale française. C’est le petit dernier, né neuf ans après sa sœur Gabrielle. Il a 11 ans lorsque son père meurt. Sa mère est alors déjà internée à Saint-Dizier. On peu imaginer que c’est un de ses frères ou sa sœur qui ont pris soin de lui. Destinée de cadet de famille, il s’engage dans une carrière militaire. En 1837, il est élève à l'École de cavalerie de Saumur, le fameux Cadre Noir. On le retrouve en 1848 comme commis, autrement dit employé, au bureau de l’Intendance militaire d’Oran. C’est l’époque où la France renforce sa présence en Algérie par la mise en place d’une administration, offrant de nombreux débouchés aux jeunes gens ambitieux et un peu aventureux. Comment a-t-il rencontré Angeline Marchi ? C’est un mystère. Toujours est-il qu’il l’épouse à Bastia, en septembre 1848. Le père de l’épouse est percepteur des contributions directes et receveur de l’hospice civil de Bastia. Un ancien maire de Bastia, Antoine Sébastien Lazarotti, est témoin de la jeune fille.


Antoine Sébastien Lazarotti, ancien maire de Bastia de 1843 à 1848,
témoin d'Angeline Marchi, lors de son mariage avec Paul Sommier le 18 septembre 1848.

Le jeune couple retourne à Oran, où leur naît une fille, Marie Paul (il s’agit bien de Paul, le prénom masculin, et non de la forme féminine Paule). Paul Sommier meurt 3 mois après la naissance de sa fille, à 32 ans. Le lien avec le reste de la famille Sommier semblait déjà être distendu à cette époque-là. Avec le décès du mari et du père, Angeline Marchi, veuve Sommier, et sa fille Marie Paul Sommier vont vivre au sein de la communauté corse expatriée, essentiellement des militaires. C’est ainsi que Marie Paul Sommier épouse en 1871 un maréchal des logis de gendarmerie, Don Camille Paoli – nom corse s’il en ait – avec lequel elle ira d’affectation en affectation, dans l’Aube (1872), à Chartres (1875-1877), puis à Rodez (1878-1887), où Camille Paoli est alors lieutenant de gendarmerie et trésorier. Le 24 décembre 1887, le correspondant local de Rodez signale dans les journaux la disparition mystérieuse du lieutenant-trésorier de gendarmerie Paoli, le mercredi 21 décembre : « On a supposé encore que cet officier, d'un caractère triste et mélancolique, aurait été pris subitement de l'idée de mettre fin à ses jours et qu'il aurait réalisé son funeste projet dans les environs de Rodez. » Douze gendarmes sont envoyés à sa recherche. Le 24 décembre, vers deux heures de l’après-midi, il est « trouvé mort dans un champ près du hameau de Puech-Camp, commune d'Olemps ». Le correspondant rapporte : « Il s'était fait sauter la cervelle d'un coup de revolver. M. Paoli, que tout le monde estimait à Rodez, où il résidait depuis neuf ans, était un hypocondriaque. » Je pense que le journaliste voulait dire neurasthénique, ou, dans un langage plus moderne, dépressif.

Gendarmerie de Rodez, où vivait Don Camille Paoli, avec sa femme et ses trois enfants en 1887.
Les trois enfants du couple, Paul Paoli (1872-1946), Adrienne Paoli (1877-1955) et André Paoli (1887-1946) ont tous émigrés au Vietnam. Paul et André Paoli ont fait des carrières militaires, l’un finissant adjudant à la section des télégraphistes coloniaux, en 1908, et l’autre caporal d’Infanterie, en 1911. Aux termes de ces carrières militaires, ils ont intégré le corps des gardes forestier du Vietnam où ils ont fait tous les deux carrière, essentiellement autour de la ville de Vinh, dans la province actuelle de Nghê An.
Après sa mise à la retraite en 1933, Paul Paoli est resté comme planteur au Vietnam. On a trouvé mention d’une demande de concessions. Comme cela arrivait souvent, il s’est mis en ménage avec une fille vietnamienne – à l’époque, on parlait plutôt d’annamite – Thi Ba Nguyen, avec laquelle il a eu sept enfants, dont deux avant de se marier avec elle en 1912. Paul Paoli et son épouse sont décédés, semble-t-il assassinés avec une de leur fille Camille, lors de l’insurrection communiste d’Hanoï le 19 décembre 1946, qui a été une de premières manifestations qui ont conduit à la guerre d’Indochine.



Ben Thuy, près de Vihn, sur le fleuve Ca. Paul Paoli, garde des forêts de l’Indochine, vivait là en 1912 au moment de son mariage.
Le frère André, qui a eu trois enfants d’une russe épousée en Algérie, Olga Bogatyreff, et la sœur Adrienne, sont revenus en France, André Paoli semblant avoir eu une santé précaire. Le port d’attache de la famille en France se trouve sur la Côte d’Azur, entre Cannes, où est décédée Marie Paul Sommier en 1923, à 73 ans, Vence, Nice, Antibes, etc. Les 10 enfants Paoli nés au Vietnam ont probablement eu pour certains d’entre eux une descendance, mais je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations.

Jeune femme annamite

Lien vers Didier Sommier et sa descendance : cliquez-ici.

jeudi 23 avril 2020

La famille Bardin

Pendant longtemps, j’ai délaissé la généalogie de la famille Bardin qui avait déjà été étudiée par Jeanne Bret. Elle m’avait laissé de nombreuses notes généalogiques qui étaient suffisantes pour construire mon arbre.

Comme vous le savez peut-être, je poursuis méthodiquement les généalogies descendantes de mes 32 couples d’ancêtres de la 7e génération, c’est-à-dire les arrière-grands-parents de mes arrière-grands-parents. Pour chacun, je tente de faire la descendance complète de toutes les branches. J’ai récemment travaillé sur le couple Jean-Baptiste Bardin (1775-1856) [88] et son épouse Alexandrine Buisson (1788-1834) [89], de Charavines. Je veux partager aujourd'hui les quelques réflexions que m'inspirent le résultat de ces recherches.

Maison Bardin, de Louisias (Charavines).


Par rapport aux 31 autres couples, de mon ascendance, cette famille se distingue par plusieurs caractéristiques.

La première, la plus notable, est la descendance pour le moins prolifique de ce couple. Aujourd’hui, hors conjoints, j’ai trouvé 622 descendants. Parmi les 31 autres couples, cela le met dans le tiercé de tête, avec la descendance de Joseph Escalle (1766-1840) [112] et Rose Gauthier (1769-1847), à La Motte-en-Champsaur, dans les Hautes-Alpes et Nicolas Duthu (1760-1840) [104] et Marie Duthu (1765-1820), à Saint-Martin-du-Mont, dans la Côte d’Or. Cela s’explique par le nombre considérable d’enfants par couple. Jean-Baptiste Bardin et Alexandrine Buisson ont eu 10 enfants, qui ont tous vécu, ce qui est déjà en soi notable pour l’époque. Parmi ceux-ci, l’aîné, Élisée Bardin (1810-1866) [44] a eu 7 enfants vivants. Sa sœur Mélanie Bardin (1815-1886), épouse Joseph Garampon, a eu 10 enfants. On retrouve cette fécondité plus tardivement. Par exemple, entre 1896 et 1914, Marie Garampon (1871-1953) et Pierre Ribeaud (1869-1941) ont eu 9 enfants. Cette fécondité est d’autant plus remarquable que, dans d’autres familles et d’autres régions, dès le XIXe siècle, les couples appliquaient un contrôle des naissances strict, afin d’éviter d’avoir des familles trop nombreuses.

Une deuxième caractéristique de cette famille est le nombre très élevé de prêtres et de religieuses. Vers 1889, un décompte, à partir de la génération des parents de Jean-Baptiste Bardin, Guillaume Prieur-Bardin (1746-1823) [176] et Françoise Millias (1742-1821), donne 17 prêtres et 9 religieuses, soit 26 personnes dans les ordres. Et encore, cette liste n’est que temporaire, et incomplète. A titre d’exemple, parmi les 10 enfants de Jean-Baptiste Bardin et Alexandrine Buisson, on compte deux prêtres et deux religieuses. Les prêtres sont Eugène Bardin (1823-1861), professeur d'histoire au Petit Séminaire du Rondeau, auteur de quelques livres (lien Gallica vers un livre d’histoire) et Célestin Bardin (1828-1894), curé d’Izeaux. Les religieuses sont Alexandrine Bardin (1813-1883), chartreusine à Labastide-Saint-Pierre, près de Montauban et Honorine Bardin (1819-1890), ursuline, à Tullins. Et quand les filles ne sont pas religieuses ou mères de famille, elles servent leur frère, comme  Séraphine Bardin (1817-1888) qui a été au service de son frère Célestin, curé à Izeaux, après avoir pris en charge les soins du ménage et de ses frères et sœurs, après le décès de leur mère en 1834.

On comprend donc que la famille Bardin appartenait à cette culture patriarcale qui prenait sa source dans une double filiation. C’est d’abord un attachement très fort à un territoire et à une maison, qui représentaient l’ancrage de la famille dans une tradition et une perpétuation. Pour la famille Bardin, cette maison se trouve au hameau de Louisias, à Charavines. Avec les terres attenantes, cela forme le « domaine », comme il est habituellement qualifié. Chacun des membres de la famille, mais plus encore le chef de famille, était tenu de faire valoir l’héritage de ses ancêtres et de s’assurer qu’il serait transmis intact, voir agrandi, à ses descendants. Ces familles s’incarnaient alors dans une maison et dans un patriarche, qui, à un moment donné, avait cette responsabilité. Jean-Baptiste Bardin représente l’essence de cette philosophie de la vie, comme nous le verrons plus loin. L’autre pilier de cette culture patriarcale était un attachement profond et exclusif à la religion. Une famille patriarcale se devait d’être une famille très religieuse.

Remarquons cependant que la maison elle-même et son portail d'entrée sont assez modestes, ce qui est peut-être à l'image d'une famille sans ostentation.

Portail d'entrée de la maison Bardin, de Louisias (Charavines)

Ce qui distingue la famille Bardin de toutes les autres familles dont nous descendons est le nombre important de documents et de récits qui nous ont été transmis. Le premier document le plus important est une généalogie de la famille Bardin rédigée par Jean-Baptiste Bardin en 1837. Ce document très intéressant illustre parfaitement ce que je viens d’expliquer sur la culture patriarcale. Le titre est : Généalogie de l’ancienne maison Bardin, de Louisias. De fait, comme le dit Jean-Baptiste Bardin dans son introduction :
Nous Jean Baptiste Prieur-Bardin, actuellement dernier héritier et successeur de l’ancienne maison de Louisias, désirant savoir quels ont été mes prédécesseurs qui ont existé et habité dans cette maison, ne sachant même pas d’où étaient issus mes bisaïeuls, après avoir fouillé, vérifié et examiné attentivement les anciens papiers, notes et registres de mes ancêtres, n’ayant pu remonter que jusque vers la fin du seizième siècle, ne trouvant pas des notes plus éloignées, j’ai jugé à propos de former la généalogie suivante.

C’est autant l’histoire d’une famille que d’une maison. Cette généalogie débute par Étienne Trollier, premier possesseur de Louisias et de son domaine vers 1600 et se poursuit par une succession d’héritages qui fait passer le domaine de génération en génération par les femmes : Jeanne Trollier, épouse François Bonneton, François Bonneton, épouse Martial Millias, pour finir par Françoise Millias, qui, se retrouvant seule héritière du domaine, épouse Guillaume Prieur-Bardin en 1771, faisant ainsi entrer la famille Bardin à Louisias. La culture patriarcale qui s’incarne dans une maison et un domaine, n’est pas seulement une culture exclusivement masculine, comme on pourrait le penser, mais incombe aussi aux femmes, le cas échéant.

La conclusion de la généalogie est encore plus illustrative de cette culture de la filiation, doublée d’un ancrage religieux fort, voire exclusif.
Quoique ce ne soit point à moi à faire l’éloge de mes ancêtres, je crois devoir dire pour le bon exemple de ceux qui leur succéderont, qu’ils ont tous été religieux et fidèles observateurs de notre sainte religion, ne s’étant jamais écarté des devoirs d’honnêtes gens, se conduisant toujours avec honneur et probité et avec cette bonne foi qui caractérisait nos braves anciens. On voit que notre maison a toujours été le refuge et le soutien des prêtres, surtout dans les tems malheureux de la révolution.
 […]
Enfin, je termine cette généalogie en souhaitant de tout mon cœur d’imiter les bons exemples que nous ont laissés nos prédécesseurs ; et si quelqu’un de ceux qui doivent leur succéder, doit devenir prévaricateur en s’écartant de son devoir et mépriser notre sainte religion, je prie le seigneur de l’exterminer de ce monde avant qu’un tel malheur lui arrive, afin qu’il ne puisse pas succéder à nos braves ancêtres, et que son nom odieux ne puisse jamais figurer au catalogue ou au rang de ses prédécesseurs.

Dans les portraits que Jean-Baptiste Bardin fait de sa mère, Françoise Millias, et de sa femme, Alexandrine, il trace le modèle de la parfaite mère de famille :
Françoise Millias était le véritable modèle des mères de famille, et des bonnes femmes de ménage par son économie, son activité, ses soins, son attention pour l’intérêt de sa maison, sa piété, sa vigilance sur ses enfans et ses domestiques, sa bonté.
[Alexandrine Buisson] était la meilleure des mères, la plus vertueuse et la plus aimable des femmes. En un mot, elle possédait toutes les précieuses qualités qui peuvent rendre une personne aimable. Elle mourut bien trop tôt, âgée d’environ 45 ans. Elle est généralement regrettée de tous ceux qui l’ont connue.
Remarquons que le portrait de son père, Guillaume Prieur-Bardin, insiste moins sur la dimension patriarcale, comme on pourrait l’entendre aujourd’hui, que sur ses qualités humaines :
Prieur-Bardin, son mari, se faisait aimer de chacun par sa bonté, sa piété, se plaisait à rendre service à ses voisins et autres, prêtant et donnant selon son pouvoir à ceux qui avaient besoin. En un mot, il aimait à obliger et à rendre service à tout monde.

Cette culture familiale a ensuite été transmise de génération en génération. Cette généalogie de Jean-Baptiste Bardin a été complétée et recopiée, de telle sorte que j’en ai une copie (une photocopie d’une copie, pour être précis). Plus proche de nous, Lucie Bardin, une sœur célibataire de notre arrière-grand-mère, et Madeleine Benoit, une cousine germaine de notre grand-mère, qui vivaient toutes les deux à Charavines, ont perpétué cette fidélité familiale. Madeleine Benoit a mis par écrit les récits, « vérité » ou « légende » qu’elles avaient elle-même reçus, comme elle le dit :
Descendante directe d’Antoine Bardin (neuvième génération) par mon grand-père maternel Marc Bardin, ayant perdu ma mère alors que je n’avais pas 8 ans, j’ai été élevée en partie par mes grands-parents maternels. Mon enfance a donc été nourrie de récits transmis de vive voix de père en fils qui, non seulement constituent un folklore pittoresque, mais aussi concernent particulièrement chacun de nous.
J’ai pensé que ce patrimoine devait survivre. J’ai donc transcrit ces légendes et souvenirs en hommage à nos ancêtres et à mon grand-père Marc.
Je dois évoquer les noms de ma tante Mlle Lucie Bardin, de mes cousines Mme Pierre Ribeaud née Marie Garampon et Mlle Valérie Rey qui, par leurs récits, ont contribué à entretenir les vieilles traditions familiales.
On peut noter l’importance des femmes dans cette transmission familiale. De façon parfois assez paradoxale par rapport à une culture patriarcale que l’on imagine être uniquement masculine, le rattachement à cette famille Bardin par les femmes est suffisant pour hériter de la fierté d’en être membre.

Marc Bardin (1846-1926) [22] et son épouse Maria Froment (1847-1926) [23]
 

Parmi ces récits, on trouve celui du mariage de Guillaume Prieur-Bardin et Françoise Millias, où celle-ci, devenue seule héritière du domaine de Louisias après le décès à 38 jours d’intervalle de sa mère, puis de son frère, va littéralement « chercher » Guillaume Prieur-Bardin pour l’épouser :
A la mort de sa mère, François Millias devint propriétaire du domaine de Louisias. Mais il mourut 38 jours après elle, le 30 juin 1771 faisant son héritière universelle sa sœur Françoise restée seule célibataire à la maison dans l’intention de ne pas se marier, bien que plus ou moins courtisée par Guillaume Prieur-Bardin du hameau des Fayards.
Quand elle se vit seule à la tête du domaine à l’époque des grands travaux, elle se sentit désemparée. Alors elle changea d’idée. Un dimanche après la messe, elle aborda Guillaume Prieur-Bardin : « Pourquoi est-ce que je ne te vois plus ? » – « Maintenant que tu es riche, répondit-il avec un peu d’amertume, ils vont être nombreux à te tourner autour. » – « Eh bien, c’est toi que je veux… »
Elle avait su apprécier Guillaume Prieur-Bardin, qui s’il n’était pas riche, avait de solides qualités morales.
Le mariage eut lieu le 12 août de cette même année 1771. Il avait 27 ans et elle 29.
Il faut avouer que posséder en 2020 le récit du mariage de nos ancêtres, qui a eu lieu 250 ans auparavant, est unique dans l’histoire de notre famille. On ne retrouve cela dans aucune autre branche.
On y trouve aussi le récit du passage de saint Benoit Labre, à Louisias :
Saint Benoît-Joseph Labre, fêté le 16 avril, avait choisi, comme expression de la volonté de Dieu à son égard, la vocation de pèlerin, mendiant sa nourriture et son gîte au cours de ses pérégrinations.
De passage en Dauphiné, il fut reçu à la maison de Louisias par Guillaume Bardin et son épouse, comme le pauvre envoyé de Dieu. Il exprima sa reconnaissance en prédisant à ses hôtes qu’ils auraient toujours des prêtres dans leur descendance.
Cette fierté familiale se retrouve aussi dans le soin porté à édifier une tombe familiale qui soit à l’image de la notabilité au sein du village. Une simple vue de la tombe suffit à expliquer mon propos :

Tombe de la famille Bardin, au cimetière de Charavines.

Elle porte cette inscription : « Famille Bardin de Louisias », où, comme on le voit, la famille et le lieu deviennent consubstantiels. Il y a 23 personnes inhumées et 5 générations. A propos de cette tombe, cette anecdote illustre bien l'importance qu'elle revêt comme marque de distinction, même après le décès de la personne :
Mélanie Bardin, fille de Jean-Baptiste, se maria avec Joseph Garempon de Pagetière. Elle ne fut pas très heureuse, car elle trouva dans sa nouvelle famille des gens assez rustres et une vie plus rude. On l’appelait « la dame » et on signalait avec un sourire un peu moqueur qu’elle se lavait avec du savon !
Son père s’était d’ailleurs rendu compte de cet état de choses. Il avait dit « Celle-ci n’est pas riche. Elle sera enterrée avec les Bardin. » Ce qui fut fait ; son nom figure sur le caveau familial ; elle est décédée en 1886.
On retrouve cette même attention à la tombe comme représentation de l’esprit familial pour les Rey, de Louisias, et les Bret, deux familles qui sont fortement liées par mariage avec la famille Bardin :

Tombe de la famille Rey, de Louisias, au cimetière de Charavines.

Tombe de la famille Bret, au cimetière de Charavines.
La formulation « Bardin de Louisias » pourrait laisser penser que l’on veut donner une apparence de noblesse à la famille. Je ne le crois pas. Dans aucun des papiers, ni des témoignages, il n’y a la moindre velléité de se donner des airs de noblesse. Si l’on pouvait résumer l’esprit qui ressort de tous ce que j’ai pu lire ou les souvenirs personnels que je peux en avoir, je le formulerais ainsi : « Fier de notre passé, de notre maison, de notre religion, qui nous oblige à tenir notre rang, mais conscient de notre place dans la société ». Cette vue où l’on voit les tombes de la famille Bardin, à gauche, et de Montgolfier (famille de papetiers à Charavines), à droite résume mieux que des mots ce que je veux dire.

La tombe de la famille Bardin, dans son environnement, au cimetière de Charavines...

Dans le cours de mes travaux, j’ai découvert un lointain cousin, Jacques Robert (1921-1997), descendant du couple Joseph Collet-Beillon et Constance Bardin, une des filles de Jean-Baptiste Bardin et Alexandrine Buisson. Journaliste, écrivain, scénariste (voir sa notice Wikipédia), il a publié en 1969 un livre de mémoires : Si ma mémoire est bonne… dont le premier tome est consacré à ses années de jeunesse.


Son lien avec Charavines se fait par sa grand-mère maternelle, Marie Gallien (1868-1944) et surtout son arrière-grand-mère Joséphine Collet-Beillon (1847-1914). On retrouve cette filiation par les femmes. Mais, malgré ce lien tenu avec Charavines, le village est très présent dans ses mémoires, en particulier dans le récit de ses vacances d’été dans la maison de sa grand-mère. Ce qui est intéressant est ce qu’il rapporte de l’esprit de famille, qui me semble très proche de tout ce que je viens d’expliquer :
Ce qu'il y avait de singulier, dans notre famille, c'était notre conviction d’appartenir à la classe privilégiée, celle qui se ferait couper le cou dès les premiers jours de la révolution. Nous avions trois raisons majeures d'estimer que le peuple devait nous tenir pour suspects : l’uniforme de mon père, la maison de campagne de ma grand-mère et, enfin, le voyage que nous faisions, chaque année, dans le Midi. Des gens qui menaient un tel train étaient fatalement voués à la guillotine des Sans-Culottes.
Alors qu’il explique ensuite que rien dans le train de vie et l’origine de ses parents – son père était capitaine à l’état-major de Lyon – ou de ses grands-parents – son grand-père maternel était horloger à Lyon – ne suffisait à expliquer cette idée, qu’il résume plus loin, de manière gentiment ironique vis-à-vis de ses parents et grands-parents : « Mais tout cela ne nous a jamais ôté de l’esprit que nous étions quelque chose comme les descendants de Marie-Antoinette. »

Il raconte plus loin :
À Charavines, nous étions, grâce aux ascendances de ma grand-mère, cousins avec tout le pays, y compris une demi-douzaine d’'ivrognes — de vrais ivrognes, comme on n’en voit plus de nos jours. Ils tanguaient sur les routes, ronflaient dans les fossés et parfois, aussi, décrochaient leurs fusils de chasse en menaçaient de tuer tout le monde.
Ces ivrognes ne manquaient néanmoins pas une messe. Il faut dire que Charavines était si catholique que le village, bien qu'il ne comptât que quelque deux mille âmes, détenait le record français des vocations sacerdotales. Rares étaient les familles qui ne donnaient pas au moins un prêtre et une religieuse.
Pour finir avec Jacques Robert, j’aime son portrait de tante Élise, encore une descendante Bardin, par sa mère Eulalie Bardin, épouse Etienne Monin :
Cette parente incomparable était une grosse femme impotente, totalement édentée, chauve et portant perruque. Si tante Élise avait perdu ses dents et ses cheveux, elle avait conservé sa langue. C'était une conteuse admirable, parlant patois et latin, et qui usait parfois de mots inconnus auxquels je trouvais une grande saveur.
Tante Élise était fort pieuse et, malgré ses infirmités, elle allait chaque matin à l'église prier pour l’âme de son fils unique Abel, dont le nom était inscrit en tête sur la liste des martyrs du monument aux morts.
[…]
Elle en déduisit, cependant, que je devais être d'une grande ignorance sur toutes choses et elle entreprit dès lors de m’enseigner l’histoire du lac de Charavines, une espèce de Légende des Siècles au regard de laquelle la Guerre de Cent Ans fait figure d’escarmouche.
Il montre, une fois de plus, l’importance des femmes dans la transmission.

Lorsqu’on parcourt la généalogie que j’ai établie, on peut aussi constater la très faible mobilité géographique des descendants de cette famille. Là-aussi, cela contraste avec la mobilité que l’on rencontre dans d’autres branches de notre ascendance, comme les familles Magron, Quiney, Poirier. Si je m’arrête aux 93 arrière-arrière-petits-enfants du couple Jean-Baptiste Bardin et Alexandrine Buisson, nés entre 1892 et 1930, il y en a 63, soit les deux tiers, qui sont nés à Charvines et dans les communes environnantes : Virieu, Chirens, Paladru, Le Grand-Lemps, Voiron, Saint-Jean-de-Moirans. Si on élargit à l’Isère, on passe à 80, soit 86 %. Les 13 arrière-arrière-petits-enfants qui ne sont pas nés dans l’Isère viennent de :
  • Albens (4) : c’est notre grand-mère et ses frère et sœurs, qui sont vite revenus au « bercail », à Voiron. On pourrait presque les compter parmi ceux nés dans l’Isère.
  • Rive-de-Gier (3), Donville-les-Bains (1), Bourg-en-Bresse (1) qui appartiennent à la branche « parisienne » des Bardin, enfants de Ferdinand Bardin, notaire à Trept.
  • Lyon (1)
  • Constantinople (3).
Vous avez bien lu. Nous avons des cousins nés à Constantinople, aujourd’hui Istanbul en Turquie. Il s’agit des enfants du peintre orientaliste Eugène Prieur-Bardin, dont j’ai déjà parlé. Cela m’amène à ma dernière réflexion.

Ces familles patriarcales étaient probablement rassurantes pour beaucoup de leurs membres. Les portraits que Madeleine Benoit nous a transmis de nos arrière-arrière-grands-parents Marc Bardin et Maria Froment montrent qu’ils se sont complètement coulés dans ce moule avec, semble-t-il, une vie heureuse et épanouie, même si ce dernier mot n’appartient guère au registre de vocabulaire de cette philosophie de la famille (et de l’époque). Cette culture familiale était, on s’en doute, exigeants vis-à-vis de leurs membres. On sait l’exigence vis-à-vis des femmes, à qui on offrait trois destins possibles : mère de famille exemplaire et féconde, religieuse ou femme célibataire aux services des autres. Au passage, notons qu’il y avait proportionnellement plus de femmes célibataires que d’hommes dans cette descendance, sans que j’aie chiffré cet écart. Pour les hommes, cette culture était tout aussi exigeantes, bien que différemment. Si l’on ne voulait pas se faire prêtre ou religieux, il fallait alors vouloir devenir un patriarche, en charge de l’héritage de la famille, à faire valoir et fructifier, et, si possible, tenir son rang au sein de la famille, du village et, plus généralement, de la société.


Marie Lombard (1814-1889) [45], veuve d’Élisée Bardin
 

Visiblement, certains garçons de la famille n’ont pas voulu tenir ce rôle. Et c’est souvent les mêmes qui partent plus ou moins au loin. Il y a au moins deux exemples.

Le premier est Eugène Prieur-Bardin, le fils aîné d’Élisée Bardin et Marie Lombard. En tant qu’aîné, sa destinée « naturelle » était de devenir le chef de famille comme son père, comme son grand-père Jean-Baptiste ou son arrière-grand-père Guillaume Prieur-Bardin. Il aurait dû leur succéder dans le domaine familial, voire devenir maire de sa commune comme son père et son grand-père. Visiblement, ce n’est pas le destin qu’il a choisi. Et pour cela, il est parti à Lyon. En 1860, c’était déjà mettre une grande distance avec sa famille. Comble de la rupture familiale, il fait un enfant illégitime à Louise Mathieu, une ouvrière en soie de Lyon. A une époque où il était nécessaire d’avoir le consentement de ses parents pour se marier, quelque soit son âge, on comprend mieux maintenant qu’il ait entendu le décès de son père pour se marier avec la mère de son fils, et probablement la femme qu’il aimait (voyez le récit 26 de Madeleine Benoit pour voir, par comparaison, comment son frère Marc s’est marié !). Son contrat de mariage montre que sa mère n’a fait aucun effort particulier pour le doter, comme c’était l’usage à l’époque. Il faut dire qu’il a épousé une fille qui n’avait elle-même pas de dot. Pour ne pas donner le sentiment exagéré d’une rupture avec le reste de la famille, il faut tout de même rapporter que sa mère, Marie Lombard, était présente au mariage de son fils. Elle aurait pu envoyer une procuration pour donner son consentement, au lieu de faire la centaine de km qui sépare Charavines de Lyon, ce qui était une expédition en 1866. Eugène Prieur-Bardin est quelque fois venu à Charavines, par exemple comme témoin au mariage de ses cousins Germain Rey et Céline Collet-Beillon en 1872. Son fils Eugène, le peintre, a été témoin en 1885 de ses cousins. D’ailleurs, ils apparaissent dans la généalogie familiale, jusqu’à Jeanne et Eugène Prieur-Bardin.

Eugène Prieur-Bardin a-t-il représenté le lac de Charvines dans cette toile, différente du reste de sa production ?

Le cas de Frédéric Bardin est plus significatif de cette dissociation d’une branche avec le reste de la famille. Cela se concrétise par une forme de déclassement social, associé à une rupture dans le respect des règles de comportement moral qui prévalaient dans la famille.

Frédéric et Marius Bardin étaient frères jumeaux, nés le 3 avril 1849. Leurs destins ont été complètement différents. Marius est celui qui a assuré la continuité de la famille à Louisias : « Après arrangement familial, la propriété [de Louisias] diminuée fut exploitée par Marius, en partie pour son compte, en partie pour celui de son frère Marc qui, aidé par son oncle Jules, avait désintéressé les créanciers. » Il s’est marié, mais il n’a pas eu d’enfants. Il a toujours vécu à Louisias, et sa veuve y aura un logement jusqu’à son décès. Il transmettra la propriété à son neveu Élisée Bardin.

Frédéric part dans une voie complètement différente car il devient boulanger, ce qui est déchoir, d’une certaine manière, dans ces familles de bourgeoisie provinciale. Rappelons que hormis son frère aîné, Eugène, dont nous venons de parler, qui était employé de commerce, ses autres frères étaient prêtre (Octave), marchand de domaines (Marc), notaire (Ferdinand) et propriétaire cultivateur (Marius). Cette distanciation sociale a aussi été géographique car, dès 1872, à 23 ans, il s’installe à Grenoble. Il y sera d’abord boulanger, puis gantier jusqu’à son décès en 1903. Après un premier mariage de quelques mois, terminés par le décès de sa jeune épouse, il se marie avec Fleurie Ladrière (1851-1925) de Lyon, avec laquelle il aura 11 enfants, dont seulement 6 vivront. Pour illustrer la rupture avec les usages de la famille, je ne donnerais que quelques exemples. Leur fille Gabrielle Bardin, née le 9 août 1880, gantière, a eu deux enfants de père inconnu en 1897 et 1900, soit à l’âge de 17 et 19 ans. Elle est décédée à 25 ans, en laissant ses deux enfants à la garde de sa mère. Autre illustration, leur fille Jeanne a un enfant de père inconnu en 1907. Après une période de cohabitation avec le père, Antonin Richard, tailleur d’habits à Grenoble, qui à 44 ans de plus qu’elle, ils régularisent la situation en 1912. Ces deux exemples marquent de façon éloquente que cette branche est en rupture totale avec les valeurs et les comportements du reste de la famille. Pour ne pas laisser le lecteur sur l’impression que seules les femmes se sont « écartées du droit chemin », signalons que le frère aîné, Jules Bardin, gantier, a été condamné à 15 jours de prison pour coups et blessures volontaires et que le cadet Eugène, palissonneur, a été condamné par le conseil de guerre lors de son service militaire « pour abandon de son poste, étant de garde, sans avoir rempli sa consigne ».
D’ailleurs, dans les différents papiers et récits, cette branche n’est citée qu’une seule fois (hormis le récit de la naissance des jumeaux) : « Frédéric jumeau de Marius, nommé plus haut, épousa à Grenoble en secondes noces Fleurine Charles. Ils eurent de nombreux enfants. Frédéric mourut en 1902. » Le nom de l’épouse est erroné.

La grange de Louisias, construite par Guillaume Prieur-Bardin (1746-1823) [176] à côté de la maison, et restaurée par notre cousin Paul Bardin, qui a veillé à la faire couvrir de chaume. Cette restauration a reçu de nombreuses récompenses au titre de la préservation du patrimoine.
Cette grange fait partie des sites remarquables du pays voironnais.

J’ai transcrit la généalogie de la famille Bardin, par Jean-Baptiste Bardin, et les récits de Madeleine Benoit. Vous pouvez y accéder en cliquant sur ses liens :
Généalogie de la famille Bardin.
Récits de Madeleine Benoit.

Je vous laisse vous promener, voire vous perdre, dans la prolifique descendance de Jean-Baptiste Bardin et Alexandrine Buisson.