lundi 23 août 2021

Une lettre d'Angélique Bardaux, veuve Jaquin, à sa petite-fille (1852).

Dans l'impressionnante masse d'archives que j'ai récupérée concernant la famille Barféty de Queige, j'extrais dès maintenant cette lettre qui est remarquable à plusieurs égards. C'est d'abord la plus ancienne lettre que je connaisse d'une de nos ancêtres, car elle a été écrite par l'arrière-grand-mère de notre arrière-grand-père, Angélique Bardaux (Venthon 18 juin 1780 - Venthon 22 septembre 1858) [71], épouse de Claude Jaquin [71]. Ensuite, elle témoigne de l'écriture d'une fille et d'une femme de cultivateurs savoyards entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe. A cette époque, le taux d'alphabétisation était faible et, encore plus, parmi les femmes. Cette lettre prouve qu'elle avait reçu un minimum d'éducation. Enfin, et l'on n'y pense pas toujours, elle témoigne d'une certaine maîtrise du français, alors que la langue de tous les jours était le savoyard. Certes, l'orthographe est pour le moins hésitante, pour ne pas dire plus. Par moment, il s'agit d'une transcription quasi-phonétique de pensées exprimées en français qui demande un effort de transcription inverse pour expliciter le contenu en français. Malgré cela, Angélique Jaquin, née Bardaux, arrive à transmettre un ensemble de sentiments à l'égard de sa petite-fille, de ses enfants et d'elle-même.

 

 

 

 

Ma chere petite fille
jophine Ceta vai queles
lareme au scieu que je mes
Lamin a la plume pour
te traces sai deu mo qui
son pour tetes mognes
ma ten derse ma chere
amie quine se pase pa
un sule momant sans pa
nces atoi ma petite fille
que je ches ri Come moi
maime jene tes peupa
ta presi la mitie que jai
pour toi ma petite a
mi que je chesris Come
moi maime je te prie
den braces bin ton pa
pas et la mama pour m
                                  oi

 

 

je voudrai a voire lemai
me boneure que malestre a
a come je vous sererai tou
se dan mai bras mai cher
re sanfant je fini Les
lareme ausicieu en pen
sen tous a vousotre et
moi toute seule je vous
Laice apence come je
me trouve a prai a voire
eleves une famille co
me moi e les voire tous
Loin de moi a dieu mille
foi a dieu ma petite fille
qui ne lo blieras jamais
an jelique  ja
quin
a Venthon le 23
de Canbre 1852

 

 

 

 

 

La transcription en français est la suivante, avec quelques incertitudes ou quelques passages que je n'ai pas déchiffrés, entre crochets.

Ma chère petite fille Joséphine. 

C’est avec les larmes aux yeux que je mets la main à la plume pour te tracer ces deux mots qui sont pour te témoigner ma tendresse, ma chère amie. [qui] ne se passe pas un seul moment sans penser à toi, ma petite fille que je chéris comme moi-même. Je ne […] apprécier l’amitié que j’ai pour toi, ma petite amie que je chéris comme moi-même. Je te prie d’embrasser bien ton papa et la maman pour moi.

Je voudrais avoir le même bonheur que ma lettre. Ah ! comme je vous serrerais tous dans mes bras, mes chers enfants. Je finis les larmes aux yeux en pensant [tous] à vous autres et moi toute seule. Je vous laisse à penser comme je me trouve après avoir élevé une famille comme moi et les voir tous loin de moi.

Adieu, mille fois adieu, ma petite fille qui ne l’oubliera jamais.
Angélique Jaquin
A Venthon, le 23 décembre 1852. 

La lettre est envoyée à Joséphine Uginet-Chapot [17], née à Paris le 10 octobre 1830, fille de Jean Uginet-Chapot [34] et Jeanne Jaquin [35], la fille aînée de Claude Jaquin et Angélique Bardaux. C'était l'aîné des petits-enfants du couple. Alors que ses parents vivaient à Paris, très occupés à faire prospérer leurs affaires, Joséphine Uginet-Chapot a passé ses treize premières années auprès de sa grand-mère Angélique Bardaux, à Venthon. Cela explique probablement les sentiments très affectueux que celle-ci exprime à sa petite-fille. Au moment de l'envoi de cette lettre, Joséphine Uginet-Chapot est veuve depuis deux ans et demi de Sylvain Meunier, un maçon de la Creuse, qu'elle a épousé à l'âge de 18 ans. Le mariage n'a duré que onze mois, à la suite du décès prématuré du mari. Elle est sur le point de se marier avec Martial Cibot, de Limoges. Il est probable que cette lettre soit en lien avec cet événement à venir, bien que rien ne le laisse penser à lecture. Le mariage de Martial Cibot et de Joséphine Uginet-Chapot a été célébré le 28 décembre 1852, à la mairie de Montmartre et à l'église Saint-Pierre de Montmartre, soit cinq jours après la lettre.

Claude Jaquin (Venthon 13 décembre 1767 - Venthon 3 avril 1831) et Angélique Bardaux ont eu neuf enfants, dont six ont vécu. A la fin de l'année 1852, la situation de chacun était la suivante :
  • Jeanne, née en 1803, épouse de Jean-Claude Uginet-Chapot.Ils tenaient un commerce de marchand de vin (on dirait aujourd'hui un bar) qui faisait aussi traiteur, rue des Poissonniers, alors sur la commune de Montmartre (aujourd'hui à Paris, XVIIIe). Ils étaient aussi logeurs en garni (une forme de location à la journée pour les populations de passage à Paris). C'est leur fille, Joséphine, qui est destinatrice de la lettre.
  • Charlotte Jaquin, née en 1810, épouse de Joseph Martin. C'est la seule fille qui est restée au pays. Ils étaient cultivateurs au hameau de Villarasson, à Queige, avec cinq enfants.
  • Marie Jaquin, née en 1813, épouse de Joseph Viardet. En 1852, ils étaient concierges au 46, rue d'Amsterdam, à Paris (IXe). Ils avaient alors trois enfants.
  • Césarine Jaquin, née en 1816, épouse de Jacques Girard, d'Aubusson. Ils étaient associés avec Jean Uginet-Chapot et Jeanne Jaquin dans l'affaire de marchand de vin, traiteur et logeur en garni, de Montmartre. Ils n'avaient qu'un fils.
  • Joseph Jaquin, né en 1818, seul fils de la famille. Il venait d'épouse Marie Martin, de Venthon et de s'installer à Paris, comme conducteur d'omnibus. Il sera ensuite concierge, puis marchand de vin, avant de revenir à Venthon dans les années 1870. Ils n'avaient alors pas d'enfants.
  • Victoire Jaquin, née en 1823, veuve de Claude Martin, de Venthon. Elle se remariera à Paris, en 1857. Il est probable qu'elle y était déjà en 1852. Elle avait deux filles de son premier mariage.

On comprend mieux la plainte d'Angélique Bardaux, dont cinq des six enfants sont à Paris. La seule fille encore présente au pays se trouve tout de même à une dizaine de kilomètres. Parmi ses douze petits-enfants, sept se trouvent aussi à Paris.

L'adresse de la lettre est, elle aussi, un peu approximative :


 

 

a madame

munie nes

ujines a

paris



 

Autrement dit : "A Madame Meunier, née Uginet, à Paris". La lettre n'a pas été envoyée par la poste car elle ne comporte aucun cachet ni timbre. Il aurait d'ailleurs été difficile qu'elle atteigne sa destinatrice avec une adresse aussi sommaire. Elle a sûrement été confiée aux bons soins d'un des nombreux Savoyards qui faisaient la navette entre Paris et la Savoie. De très nombreux Venthonnais, en plus des enfants d'Angélique Bardaux, s'étaient expatriés à Paris. Il devait être facile d'en trouver un sur le point de partir ou de repartir à Paris, à qui confier cette lettre.

J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer longuement Joséphine Uginet-Chapot : cliquez-ici, la vie à Venthon au XVIIIe siècle : cliquez-ici et .

Lien vers la généalogie d'Angélique Bardaux : cliquez-ici.