Les archives départementales de l'Isère conservent le livre de raison de notre ancêtre Jacques Second (1702-1778) [370], bourgeois de Villard-Saint-Christophe.
Villard-Saint-Christophe est un village de l'Isère, qui se trouve à quelques kilomètres de La Mure. Il est composé du chef-lieu, le Villard, et de quelques hameaux dont les plus importants sont La Traverse et Les Troussiers. Construit sur les pentes qui dominent les lacs de Laffrey, il est situé à 1 000 m d'altitude, mais les sommets environnants, au pied duquel il se trouve, culminent à plus de 2 000 m (Grand Serre, Tabor). Son extrémité ouest touche le lac de Pierre-Châtel (ou des Cordeliers). Au XVIIIe siècle, dans ce village essentiellement agricole, les habitants pratiquaient une agriculture vivrière dont l'essentiel de la production était consommé sur place, par la famille productrice. Seuls quelques habitants pouvaient vendre leur surplus. Ils cultivaient le blé froment, le seigle et le mélange de céréales, appelé aujourd'hui méteil, « mescle » dans le patois de Villard-Saint-Christophe. Ils faisaient aussi de l'élevage de vaches et de moutons et pratiquaient la mise en estive des troupeaux, grâce aux pâturages de montagne de la commune. Cela leur procurait beurre et fromages à pâte cuite. Enfin, certains faisaient un peu de viticulture sur des parcelles mieux exposées, en général en dehors de la commune. Villard-Saint-Christophe est proche d'un axe de circulation important qui rejoint Grenoble à Gap. Il se trouve à une trentaine de kilomètres de Grenoble. Une journée de marche suffisait pour s'y rendre. Enfin, à l'époque de Jacques Second, le nombre d'habitants devait se situer autour de 400 habitants.
Vue aérienne de Villard-Saint-Christophe (source : site de la commune) |
Jacques Second est l'héritier de trois générations de notaires, Claude, Pierre (1619-1697) et Jacques Second (1656-1738) qui officiaient à Villard-Saint-Christophe. Après ce dernier, l'office notarial est passé dans la famille Pomier (ou Pommier). Quant à Jacques Second, il a vécu « bourgeoisement » de l'exploitation et de la gestion de ses propriétés à Villard-Saint-Christophe, mais aussi à Cholonge où il possédait un moulin, à Combalberte (Saint-Honoré), où il avait un bois et à La Baume (Saint-Arey) où il cultivait des vignes pour faire du vin. Il devait avoir hérité de la plus grande partie des biens de son père car il était le seul fils. Les filles, ses sœurs, ont dû être dotées. Dans les actes des registres paroissiaux, il est couramment qualifié de bourgeois de Villard-Saint-Christophe. Il est le seul à porter ce titre dans le village lui-même, alors que le hameau de La Traverse avait lui-aussi son bourgeois, Claude Pomier (ou Pommier), de la famille des notaires qui ont succédé aux Second. Il est difficile de savoir ce que recouvrait exactement ce terme, sinon qu'il désignait très clairement un notable qui, par sa fortune et son lignage, avait une prééminence sociale dans le village. En revanche, je ne pense pas qu'il faille y voir un statut juridique qui les distinguerait des autres habitants, tant par les droits que par les privilèges que cela leur conférerait. D'ailleurs, que ce soit pour l'un ou l'autre, ce qualificatif ne sera plus porté par leurs descendants. Comme les autres propriétaires cultivateurs aisés, ils seront généralement qualifiés de marchand, dans le sens où ils pouvaient faire commerce des productions de leurs propriétés.
Un livre de raison est d'abord un livre de comptes (« ratio » en latin veut dire calcul), mais est souvent devenu le support de la chronique familiale dans lequel le possesseur notait les naissances, mariages, décès et autres événements familiaux. À l'occasion, comme dans celui de Jacques Second, on peut y trouver des menus faits locaux, des événements marquants qu'il paraissait pertinent de conserver comme une chute de neige tardive, une tempête, une visite ou une rencontre notables, etc. Les livres de raison étaient en général tenus par des notables ou des artisans, souvent comme outils de gestion de leur activité ou de leurs propriétés. Ils pouvaient être transmis et tenus sur plusieurs générations, ce qui n'est pas le cas de celui-ci. Ils ne contenaient rien de l'ordre de l'intime, ce qui en rendait la conservation et la transmission plus simples.
Le livre de raison de Jacques Second ne déroge pas à la règle. Avant d'en détailler le contenu, quelques mots sur sa forme. Il est constitué de trois cahiers reliés ensemble tête-bêche sous des couvertures en parchemin. Au total, il contient un premier cahier de douze feuillets (il manque un feuillet découpé), puis, en reprenant le livre dans l'autre sens, deux cahiers de respectivement quatorze feuillets (il manque deux feuillets découpés) et trois feuillets. Certains de ces feuillets sont restés blancs.
J'en ai fait une analyse complète, soit en transcrivant le contenu, soit en en donnant un résumé. L'écriture en est très lisible, sous réserve que l'on soit habitué à l'écriture du XVIIIe siècle. La difficulté de lecture est surtout due à une orthographe parfois fantaisiste, une absence presque totale de ponctuation, l'habitude de lier les mots entre eux, un usage très fluctuant des majuscules en début de mot, un usage tout aussi fluctuant des accents et enfin une syntaxe qui, parfois, s'apparente au flux de la pensée ou au langage parlé, d'où des coq-à-l'âne, des ellipses, des tournures incorrectes, etc.
Ce passage permet d'illustrer cela. Cet extrait concerne ses comptes avec Blaise Beyle, son meunier de Cholonge, en 1767 :
jecrois Davoir Baille un autre foy 8 [illisible] mecles
il Lya un Recu audos du Billet quil fau voir
il medoit Randre un Baus et Bon fuzit
quil la Emporté ché luy Et En na lesse un
mauves au mollin quil prandra quant
il voudra En Randant lenostre qui vaux
Et que jen donneroit pas amoins de 40lt
Je crois avoir baillé [donné] une autre fois 8 [illisible] mecles. Il y a un reçu au dos du billet qu'il faut voir.Il me doit rendre un beau et bon fusil qu'il a emporté chez lui et en a laissé un mauvais au moulin qu'il prendra quand il voudra, en rendant le nôtre qui vaut et [pour lequel] j'en donnerais pas moins de 40lt [livres].
Dans la suite de cet article, je ne donnerai que des textes remis en forme, afin d'en faciliter la lecture et la compréhension.
En définitive, ce livre de raison contient quarante-et-une pages portant du texte, que l'on peut répartir par contenu :
- Cinq pages de chronique familiale.
- Six pages de remèdes et recettes pour soigner diverses maladies des hommes ou des animaux.
- Vingt pages contenant les arrangements et les comptes avec les personnes qui l'ont servi (meuniers, domestiques, servantes, nourrices, estivage de son troupeau de vaches) entre 1749 et 1777.
- Trois pages sur des affaires domestiques autres : billet, quittance, litige sur le bois de Combalberte, travaux au moulin de Cholonge en 1751, traité de partage des eaux.
- Cinq pages sur différents événements locaux qu'il a jugé bon de noter.
Enfin, il reste deux pages un peu différentes. L'une ne contient qu'une note de 1786 sur le paiement d'une nourrice. Postérieure au décès de Jacques Second, c'est une utilisation du livre de raison par un de ses héritiers pour cette seule mention. Enfin, l'autre page contient des exercices d'écriture et de calcul par François Second, le fils ou le petit-fils de Jacques Second :
Chronique familiale
Cette chronique familiale est tenue dans un cahier spécial dans lequel cinq pages sont remplies. En tête de la première page, il a noté : « Seigneur, répandez votre sainte bénédiction sur nous et la famille qu'Il vous plaira [de] nous donner. Ainsi soit-il. » Il tient ensuite la liste chronologique de ses mariages et de ses enfants.
Il s'est d'abord marié le 5 mai 1733, avec Magdeleine Bernou, de Saint-Firmin, dans les actuelles Hautes-Alpes, sœur du châtelain de cette commune. Il note la naissance de leur première fille Marianne, le 20 février 1734, à 6 heures du matin, puis, comme il le fera pour tous ses enfants, il donne les noms et qualités du parrain et de la marraine, en l'occurrence le grand-père de l'enfant, Jacques Second, notaire, et la tante maternelle de l'enfant, l'épouse du châtelain de Saint-Firmin. Il précise ensuite les conditions de mise en nourrice : « Elle a été nourrie par la femme de Pierre Brun et par celle de Jacques Chalvet, où nous faillîmes la perdre par l'incendie qui arriva dans ce lieu, et puis nous la portâmes à St-Firmin pour achever de la faire nourrir où elle a [est] restée jusqu'à l'âge de 13 ans. » Plus tard, il notera qu'il l'a placée au couvent des Capucines, à Grenoble, pour apprendre à coudre, puis à Sainte-Marie-d'En-Bas, toujours à Grenoble, où elle est restée comme religieuse. Il termine en expliquant qu'elle lui a coûté 6 000 livres ! Ramenée au salaire annuel d'un domestique ou d'un meunier, dont on parlera plus bas, on constate que c'est une somme très élevée. Dans la marge, cette note un peu sèche nous apprend que sa première épouse est morte : « Elle a [est] décédée le 15 mai 1734. Dieu lui fasse miséricorde. »
Il s'est remarié le 24 janvier 1736, avec Marie Magdeleine Jouguet, âgée de vingt ans, fille du capitaine-châtelain de Tréminis, dans le Trièves. Ils ont eu douze enfants, sept garçons et cinq filles, dont il note scrupuleusement les naissances, toujours de la même façon, comme le montre cet extrait concernant sa seconde fille et troisième enfant, Marguerite Second, née le 14 juillet 1738 :
Il donne rarement plus d'informations sur ses enfants. La notice de sa première fille est une exception. Il note tout de même les décès de Gasparde, au bout d'un mois, de Pierre, qui a vécu un jour, et de Jacques Christophe, à l'âge de 11 mois, en nourrice aux Gonthéaumes (Saint-Théoffrey). En définitive, neuf enfants ont atteint l'âge adulte. Seuls François et Joseph ont droit à des renseignements supplémentaires, probablement parce qu'ils ont eu un destin différent de leurs frères et sœurs. Pour François, il ajoute postérieurement : « il a acheté l'office de notaire de Maître Revol en 1769 [à Grenoble]. Il s'est marié avec Mademoiselle Lucotte de la ville de Dijon [en] 1769. » Quant à Joseph, il « a été fait prêtre dans la maison de messieurs les missionnaires de Saint-Joseph, à Lyon, en l'année 1771. »
La dernière page de cette chronique familiale débute par un rappel du décès de ses grands-parents, Pierre Second, fils de Claude, notaire, le 14 mars 1697, à 78 ans, et de son épouse Marie Guignier, en 1701, à 87 ans, puis, à la génération suivante, de sa mère, Marie Badon, décédée le 2 avril 1731, à l'âge de 64 ans et de son père, le notaire Jacques Second. C'est surtout à propos de lui, que son fils se montre plus complet car il rapporte que quelques jours avant son décès, le 2 mars 1738, à 83 ans, son père « avait reçu le testament de Joseph Troussier le 28 février dite année, entre bon sens [et] mémoire jusqu'au dernier moment » et qu'il avait aussi demandé à un voisin qu'on l'enterre « au cimetière, au bas du clocher. » Ce préambule sur ses ancêtres est, pour Jacques Second fils, l'introduction d'une sorte de testament, ou plutôt de l'expression de ses dernières volontés :
Son fils, qu'il [Jacques Second père] a laissé pour son héritier, désire que son corps soit pareillement enterré audit même lieu, si Dieu lui fait la grâce de mourir dans sa maison, et que les pénitents assistent à son enterrement et que son héritier donne à la chapelle quatre livres dix sols pour être employé à un livre que l'on chante [avec lequel on chante] les messes. [...] [Il] ordonne aussi que son fils héritier et tout autre fils fasse dire des messes pour le repos de son âme au [pour le] montant de quinze livres, outre ce que je prie mes enfants de faire dire deux messes de requiem jusqu'au dernier vivant de tous mes enfants et filles, tant pour le repos de mon âme que de celle de mon père, mère, fils et sœurs. D'où mon intention a toujours été et [ils] y seront obligés sur leur conscience et je signe, Second père, ce 13 février 1778. [Il ajoute dans la marge :] Que mes enfants et filles observent ce que j'ai écrit ci-contre sur leur conscience. [Ainsi] soit-il. Amen.
Fin du texte des dernières volontés de Jacques Second. |
Ce texte, écrit deux mois avant son décès, le 26 avril 1778, à 75 ans, montre que lui aussi, comme son père, avait encore tout son « bon sens » et sa « mémoire ». L'écriture reste ferme. On sent seulement une certaine inquiétude à propos de ce que ses enfants pourraient faire après son décès. Il fait appel à leur conscience pour qu'ils respectent ses dernières volontés. Notons au passage qu'il ne cite absolument pas son épouse qui lui survivra huit ans.
Remèdes
Jacques Second utilise son livre de raison pour noter des remèdes tant pour les hommes que pour les animaux. Ils permettent de guérir les maladies suivantes des humains :
- La gale des gens. Il termine sa description par : « remède immanquable, tous ceux qui en ont fait l’épreuve ont été guéris » et précise dans la marge que c’est la Demoiselle « Benes » qui le lui a donné. Ce remède, comme les deux suivants, sont répétés dans la deuxième partie du livre de raison, avec la même recette, à l’exception de quelques variantes dans la formulation.
- Le flux de sang.
- « Laparizie », « parizé », probablement la paralysie.
- L’hydropisie qui désignait de façon générique les œdèmes.
- La dysenterie, qu'il appelle la « dysenterie de ventre ».
- « La folie, même contre la rage, pourvue qu’elle ne soit pas de naissance ». C’est la recette la plus longue qui occupe toute une page.
- Une nouvelle fois la folie grâce à une « Tisane que l’on peut faire au malade et qui a fait du bien pour la folie ».
Certains de ces remèdes s'appliquent aux animaux :
- Les moutons qui souffrent du mal de la « carrate » dont les symptômes sont, d’après lui, la diarrhée et les tremblements.
- Les chevaux.
- Les bœufs.
Ces recettes pour guérir le flux de sang et la paralysie illustrent parfaitement l’esprit de ces remèdes qui combinent la médecine traditionnelle, souvent à base de produits naturels, et parfois la magie :
Livre de comptes
Vingt pages sur les trente-neuf pages rédigées par Jacques Second concernent les accords ou conventions qu'il a passés avec des personnes à son service et les comptes qu'il a ensuite eus avec eux. Avec la chronique familiale, c'est la raison d'être de ce livre de raison. Les premiers comptes datent de 1749 et les derniers de 1777, l'année qui précède son décès. La série n'est pas continue. Il y a des « trous » importants entre 1757 et 1761, puis 1766 et 1771, sans que l'on sache si c'est dû à des manques ou à des années sans domestique.
Le premier compte concerne l'embauche du meunier Jean Bonnard qui a travaillé pour Jacques Second à partir de septembre 1749 à son moulin de Cholonge et ce pendant vingt mois. Le salaire annuel était de 26 écus, soit 78 livres, et deux chemises. Il accepte aussi de faire « hiverner » quatre de ses moutons avec les siens. Après cette présentation de l'accord, la suite du texte contient les différents comptes. Jacques Second note ce qu'il a pu lui donner comme acomptes en argent, mais aussi, les services qu'il lui a rendus. Ainsi, il a acheté et apporté de Grenoble pour son meunier une paire de culottes et une paire de guêtres qui lui ont coûté 5 livres 2 sols. Autre service, Jean Bonnard a fait « accommoder » des souliers chez le cordonnier de Jacques Second, pour le prix de 12 livres. On comprend que Jean Bonnard n'a rien payé et que ce coût est allé sur le compte de son patron chez le marchand. De ces différents acomptes en nature, mais aussi en argent, Jacques Second fait un récapitulatif le 18 juin 1750 qui conduit à un total de 72 livres 16 sols, ce qu'il fait qu'il ne lui doit plus que 5 livres 4 sols pour cette année 1749 (pour rappel, 20 sols – ou sous – font une livre). Quelques mois plus tard, le 28 mars 1751, il poursuit son compte et, là aussi, en incluant des acomptes, mais aussi le coût des travaux du moulin dont on sait par ailleurs que les meules ont été fournies à Jacques Second par Pierre Bonnard, le frère du meunier, le montant déjà payé à Jean Bonnard et son frère est désormais de 114 livres 16 sols. Ce même jour, il donne encore 3 livres. En définitive, il peut noter en marge que Jean Bonnard pour tout le temps qu'il l'a servi, Pierre Bonnard, son frère, pour la fourniture des meules et lui sont quittes le 27 juin 1751. Il a ensuite biffé toute la page d'un trait vertical pour clore le compte.
Si j'ai détaillé ce premier cas, c'est qu'il est caractéristique de tous ceux que contient ce livre de raison, avec plus ou mois de développements ou de détails. On y retrouvera ce mélange entre des paiements en argent, des service rendus dont Jacques Second décompte le coût et des compensations entre ce qui est dû au titre du travail fourni, mais aussi ce qui est dû à un tiers, souvent un parent, ici le frère, parfois le père.
Plusieurs comptes concernent le meunier de son moulin de Cholonge. Par exemple, en mars 1757, Jacques Second fait le point à propos de Jean Poncet qui l'a servi cinq ans comme meunier. On retrouve dans ce compte des sommes payées au frère de Jean Poncet, mais aussi à un de ses créanciers, Jean Lafond. Comme pour d'autres employés, il leur fait suffisamment confiance pour noter ce qu'ils lui disent et l'intégrer dans son compte. C'est ainsi qu'il écrit : « le meunier m'a dit avoir reçu tant en argent que je lui ai baillé [donné] ou le blé qu'il a vendu au moulin ... » Au-delà d'une marque de confiance, c'est probablement le poids de la parole donnée. En 1764, à la Saint-Marc, soit le 25 avril, il engage Blaise Beyle, de Séchilienne, pour un salaire proche de celui de Jean Bonnard : 25 écus (75 livres) et une chemise. Comme on l'a vu au-dessus, ils ont eu un litige à propos d'un fusil. Le livre de compte ne dit pas s'il l'a rendu, ce qui n'a pas empêché Jacques Second de biffer toute la page pour clore les comptes qu'il avait avec lui. Le meunier suivant, François Auber, de Saint-Jean-d'Arves en Savoie n'a guère fait l'affaire. Sur la base d'un salaire annuel de 72 livres, Jacques Second ne lui paye que 3 livres 16 sols le 9 juin 1771, car ce meunier a été malade quinze jours et qu'il n'a pu commencer et donc a été renvoyé. Au passage, on constate qu'il venait de loin, car Saint-Jean-d'Arves, en Maurienne, est à plusieurs jours de marche de Villard-Saint-Christophe. C'est encore la preuve que nos ancêtres, contrairement à une légende tenace, étaient mobiles et pouvaient trouver du travail loin de leur village. On verra plus bas que pour des métiers encore plus spécialisés – des fondeurs de cloches – ils pouvaient couvrir des distances beaucoup plus considérables. Le dernier qu'il cite, Jean Bonnois, de Combalberte, le sert aussi pour un salaire annuel de 72 livres qui semble être la norme ces années-là pour un meunier.
Après cette première catégorie, viennent les domestiques que Jacques Second emploie sans que l'on sache exactement quelles étaient leurs tâches. Il est difficile de se faire une idée précise des règles qui prévalaient pour définir le montant des gages annuels, puisqu'ils vont de 72 livres, pour Joseph Baret, des Josserands (Cholonge), en 1771, à 18 livres pour Jean, le fils d'Antoine Pomier, en 1755. Il faut probablement distinguer les jeunes garçons et les domestiques aguerris. L'âge n'est jamais donné mais, lorsque l'accord se trouve avec le père, ou un frère, il ne s'agit pas d'un adulte. C'est probablement le cas de ce Jean Pomier. Après une première année de « période d'essai », ses gages passent, dès l'année suivante, à 30 livres et une chemise, puis l'année d'après, à 36 livres et une chemise puisqu'il a visiblement fait l'affaire. On voit la même situation en 1762 avec Jean Guignier, de Comboursière (Saint-Honoré), dont le jeune âge est attesté par la formule selon laquelle Joseph Guignier « a baillé son fils Jean pour garder nos vaches », aux gages de 20 livres. Ce devait être un garçon de dix ou douze ans que l'on employait ainsi à une tâche qui ne demandait aucune compétence particulière. L'année suivante, le père étant probablement décédé, Jacques Second se met d'accord avec le frère et l'oncle de Jean Guignier pour 24 livres, reconnaissant ainsi que celui-ci avait gagné en expérience. Pourtant, ne se sont-ils pas compris ? Toujours est-il que Jacques Second est obligé de payer 26 livres « Il a fallu passer à cela pour avoir la paix », ajoutant pourtant qu'« il doit un vieux compte pour le blé ». Preuve, s'il en est, que tout notable ou bourgeois qu'il était à Villard-Saint-Christophe, il ne pouvait pas aussi facilement que cela imposer sa volonté. Enfin, quand Ennemond Sibille entre au service de Jacques Second en 1754, en réalité, c'est Jean Baptiste Sibille, le père, qui « baille » son fils pour 27 livres, une paire de culottes, de guêtres et de galoches. Les comptes se règlent donc avec le père. À cette occasion, Jacques Second en profite pour se faire payer le coût de l’acte de mariage passé devant Jacques Second père que Jean Baptiste Sibille devait encore depuis 1730 ! Dans l'affaire, Ennemond Sibille n'a pas dû beaucoup voir la couleur de cet argent. Cela aussi ne doit pas trop nous étonner. Jusqu'à leur majorité ou leur émancipation, les enfants, et donc leurs gains, « appartenaient » à leur père. Espérons tout de même que le jeune Ennemond a pu profiter des habits et des chaussures qui faisaient partie de l'accord !
A titre d'exemple, page contenant les comptes avec Anthoine Arnoud, de Saint-Jean-d’Arves, en Savoie, puis avec Jean Baptiste Sibille, de Cholonge, pour son fils Ennemond. |
Jacques Second doit aussi composer avec les différents aléas. En 1773, Jean Faure, des Théneaux, a promis de servir de noël 1772 à noël 1773, pour un salaire de 60 livres, une paire de souliers et une chemise. Mais il s’est coupé la jambe en faisant du bois, il est rentré chez lui et il y est resté. En 1772, Anthoine Guignier, embauché comme « petit vallet », pour un salaire de 45 livres et une chemise, probablement pour remplacer Jean Faure, tombe malade et rentre chez sa mère le 25 mai et y reste plusieurs jours. Lorsqu'il lui fait son compte, Jacques Second note qu'il « doit faire 12 journées à battre le blé, pour remplacer le temps qu'il a manqué ». Nous avons déjà parlé du « beau et bon » fusil emporté par le meunier. En 1773, Joseph Michon Ribaud, de Fugières, lui a « fait estranglé un bourrique » qui valait 18 écus (54 livres) et que Jacques Second a payé. « En bonne confiance ledit Michon Ribaud le devait tout payer, ce qu'il n'a pas fait ». Et pourtant il lui règle son solde, sans tenir compte de ce montant à payer. Enfin, il y a ce domestique, Michel Mistral, avec lequel il se met d'accord le 26 décembre 1756 et qui lui fait faux bond.
Pour les femmes, comme on l'imagine, les montants des gages sont d'un tout autre ordre de grandeur. Marguerite Giraud, de Tréminis, a servi la famille Second pendant dix-sept ans depuis mai 1751 jusqu'en mai 1768, pour un salaire de 21 livres, puis de 18 livres. Comme on le constate, c'est un salaire moitié moindre que celui d'un domestique homme et quatre fois moindre que celui d'un meunier. Le détail des comptes montre que Jacques Second la paye de temps à autre, probablement quand elle en exprime le besoin. A la fin de son temps de service, Jacques Second et sa femme lui doivent encore de l'argent qui ne sera fini de payer qu'en 1773. Comme elle était rentrée dans son pays, qui était le village d'origine de la femme de Jacques Second, ce sont « des gens qu'elle a envoyés » qui récupèrent ce qu'on lui doit. En définitive, c'est un certain M. Jouguet qui lui a soldé son compte, probablement un parent de Marie Magdeleine Jouguet, la femme de Jacques Second. Cette servante était en réalité au service de cette dernière car Jacques Second note que c'est sa femme qui a fait l'arrêté de compte et qui a ensuite assuré à son mari que tout était payé. La femme de Jacques Second n'intervient que pour les servantes comme dans ce cas ou dans celui de Marie Second, en 1755, où il note : « Il faut que ma femme ait payé le restant. »
Les trois autres servantes pour lesquelles on connaît le salaire annuel sont Marie Second, en 1754, pour 20 livres, Marianne Darié, en 1766, pour 18 livres, et Marguerite Richard, en 1767, aux gages de 24 livres et « les toiles que l'on donne ordinairement. » Quant à Catherine Second, de Combalberte, rien ne permet de savoir pourquoi son salaire, en 1766, est sensiblement supérieur, à 36 livres et une paire de galoches.
Une des servantes qui les a servis semble avoir marqué Jacques Second par son comportement car il fait un compte-rendu détaillé de son passage chez eux en 1776, en lui consacrant une page entière. Il s'agit d'une certaine Marie, fille de Jean Geymard, de Saint-Martin-de-la-Cluze : « elle a [est] restée les 8 jours sans manger aucune chose, ni bu que de l'eau fraîche. Elle a [est] partie pour s'en aller chez elle sans nous rien dire. » Elle s'est mise d'accord avec un certain Blanchet, voiturier [transporteur] de vin qui lui a fait passer le Drac et depuis qu'elle est partie, ils n'ont plus de nouvelles. Puis Jacques Second revient à ses observations sur cette curieuse fille : « elle ne mange jamais aucune viande, non plus point aussi de soupe que les vendredis et samedis. Elle couchait le plus souvent sur le plancher que dans son lit, chose que je puis assurer et que j'ai vu souventes fois, et qu'elle ne mettait du tout rien sous sa tête, restant habillée. Etant une vaillante fille, [elle] moissonnait bien, elle coupait de la paille contre deux [comme deux ?] et [faisait] tout autre travail sauf la cuisine. Elle priait souventes fois. Un certain mal qui lui ôtait le manger. Elle aime bien le laitage pourvu que soit bien propre. Jamais, on a vu mieux "escurer" qu'elle si proprement. Elle a beaucoup de dévotion. »
Affaires domestiques
Parmi les autres affaires domestiques que contient ce livre de raison, il y a une convention passée le 29 juin 1749 entre Jacques Second, Jean Pagey, du Villard-Saint-Christophe, et Antoine Michon, « son rentier » pour la location de dix vaches à lait, pour trois mois, de la veille de la Saint-Jean jusqu’à la veille de la Saint-Michel (du 23 juin au 28 septembre), au prix de :
- 25 livres de beurre frais, par vache.
- 25 livres de fromage « façon de gruyère du pays ».
- 60 livres de « sarac » [probablement le sérac, un fromage frais blanc compact et maigre fabriqué à partir du petit-lait qui est un résidu de la fabrication du fromage à pâte cuite.]
Il s'agit d'une convention d'estivage des vaches qui sont menées aux pâturages de montagne, pour y passer l'été. Là-aussi, le livre de raison sert de support à cet accord car à la fin, se trouvent les signatures de Jacques Second, Antoine Michon, mais pas celle de Jean Pagey qui ne sait pas signer. Ensuite, Jacques Second tient les comptes compliqués entre ces trois intervenants.
Antoine Michon « le rentier » (qu'il écrit « rantier ») est le fermier de Jacques Second. En effet, celui-ci n'exploitait pas directement son domaine, mais le louait à un fermier. C'est aussi cela qui justifie sa qualification de bourgeois, dans le sens où il vivait non pas de son travail, mais de ses fermages. Un autre fois, lors de l'accord pour un jeune vacher, en 1755, le fermier de ce moment-là, Jacques Gondrand, intervient. En effet, dans les deux cas, si les vaches appartenaient probablement à Jacques Second, la responsabilité du troupeau et ses fruits revenaient au fermier. On peut s'étonner que ce livre de raison ne contienne aucun compte avec ses fermiers, puisque c'était la principale source de revenus de Jacques Second. On peut penser qu'il les tenait à part, en annexe des contrats de fermage qu'il signait avec eux.
Les deux autres affaires domestiques que l'on peut noter sont les travaux au moulin de Cholonge et un traité de partage des eaux. Dans le premier cas, Jacques Second a tenu la chronique des fournitures d'une meule ou pierre qu'il a achetée 46 écus [138 livres], d’un « jeat », probablement la meule dormante ou gisante, de son moulin, puis d'un second « jeat », les deux fournis par Pierre Bonnard, de Prunières, dont le frère le servait comme meunier. Il note à la fin que les nouvelles meules « ont fait farine dans le mois de juin 1751 » et conclut par cette formule : « Dieu veuille par sa Ste Grâce le tout conserver. Ainsi soit-il. Ce sont des ouvrages qui coûtent plus que l'on pense. Il faut beaucoup de dépenses à ces sortes d'affaire. » Il rapporte ensuite que ses moulins de Cholonge ont brûlé le 29 juin 1753, « un mauvais garnement leur mit le feu. »
L'autre affaire est un traité de partage des eaux qui date du 14 avril 1698, donc avant la naissance de Jacques Second. Anthoine Pomier, bourgeois du Villard-Saint-Christophe, le curé, M. Badon, son père Jacques Second, M. Massard, les héritiers Baret et M. Lacombe se répartissent les jours où ils pourront prendre l'eau du Merdarel, le ruisseau qui traverse Villard-Saint-Christophe, pour arroser des près situés en-dessous du village. Ce traité devait être important pour Jacques Second car il a souhaité le recopier dans son livre de raison, probablement pour en garder la mémoire en cas de contestation. De façon un peu formelle, il termine par : « Je certifie le présent véritable » et il signe.
Événements locaux
Au verso d'une feuillet dont le recto est collé au verso de la couverture, Jacques Second a noté trois faits dont il voulait garder la mémoire, sans qu'ils aient de liens entre eux :
- Son père Jacques Second avait acheté les minutes du notaire Arnaud, de Pierre-Châtel. Elles ont brûlé avec celles de son grand-père Claude Second en 1710. Cela explique probablement qu'il ne reste plus aucune minute des notaires Second, de Villard-Saint-Christophe, alors que celles de leur successeur, Me Pommier, sont conservées aux archives départementales pour les années de 1730 à 1764 (3E10626 à 3E10644).
- Note sur un billet passé à Maître Perrard, horloger à Grenoble que celui-ci a perdu.
- Note sur l'intérim assuré par le père capucin « ellariond » [Hilarion] à Villard-Saint-Christophe depuis le 21 décembre 1775 jusqu'à la fin janvier 1776, au moment du décès du desservant, le père Turc.
Plus intéressant, Jacques Second a noté quelques événements météorologiques notables, à partir de 1732. Il leur a réservé une page qu'il a complétée au fur et à mesure. C'est ainsi qu'il commence par les deux pieds de neige [env. 60 cm.] tombés à la pentecôte 1732, les trois premiers jours de juin, provoquant des dégâts dans les seigles.
Ensuite, le 3 mai 1740, alors qu'il est à la foire de Claix, il tombe un pied de neige, puis la chute se poursuit jusqu'au 8 mai, en s'accompagnant de gel. Il raconte que les 5, 6 et 7 mai, il a fallu porter du feu dans ses vignes de La Baume, malgré les difficultés provoquées par la neige dans les chemins. Il poursuit en détaillant les conséquences pour les récoltes de seigle. Cette même année, les raisins gelèrent les cinq premiers jours d'octobre. Il termine par ce constat : « point de vin, point de fruits, point de noix. »
Enfin, la place restant au bas de la page lui permet une rapide évocation de l'inondation de Grenoble le jour de la Saint-Thomas [1740] (le 21 décembre) où l'eau atteignit sept pieds à l’hôpital général. Il rappelle aussi l'inondation de 1733. Ces deux événements météorologiques ont tellement marqué les esprits que celui de 1733 a donné lieu à un célèbre poème en patois de Grenoble, par Blanc la Goutte, Grenoblo Malherou, et celui de 1740 a une nouvelle pièce du même Blanc la Goutte : Coupi de la lettra écrita per Blanc dit la Goutta a un de sou-z-amis u sujet de l'inondation arriva a Garnoblo la veille de S. Thomas 20 décembro 1740.
Illustration du Grenoblo Malherou, par Diodore Rahoult (1860). |
Dans la marge, il rapporte des faits antérieurs mémorables qui datent de sa jeunesse. Le premier est qu'en 1718, les vendanges des vignes de la Baume ont eu lieu dès le 19 septembre. Il note : « Bon vin. » De même, en 1719, les moissons à Villard-Saint-Christophe ont pu commencer à la Saint-Christophe, autrement dit dès le 21 juillet. Là aussi, il note : « Bon blé et quantité. » Ces remarques, avec les précédentes, montrent toute l'attention qu'il portait aux conditions météorologiques et à leur impact sur les récoltes. Par exemple, en 1732, à cause des événements météorologiques désastreux, le rendement du seigle n'a été que de 3 [unité de mesure illisible] pour 100 gerbes de seigle.
Enfin, il termine par une rapide évocation de la peste à Marseille, qu'il situe par erreur en 1719, au lieu de 1720. Des gardes ont été mises en place à Mésage pour mettre en quarantaines les étrangers.
Une autre page est uniquement consacrée à des événements religieux. C'est tout d'abord une mission prêchée par des prêtres de Saint-Joseph, de Lyon, à Villard-Saint-Christophe du 2 juin au 10 juillet 1754.
Cette même année, il rapporte que l'on a terminé le clocher de l'église pour lequel il a fourni la croix sommitale, le tout ayant coûté 220 livres.
Poursuivant sa chronique, il explique que la cloche a été cassée le 30 mars 1755, le jour de pâques : « par imprudence, on l'a fit tourner, elle tomba et se rompit ». Elle a ensuite été refaite et bénie le 2 juillet 1755, accompagnée d’une petite cloche. Le parrain de la grosse cloche a été Me Pomier, notaire, et la marraine, sa fille Marguerite Second, en remplacement de sa mère, malade à Grenoble. Le parrain de la petite cloche a été M. Pomier, de La Traverse, et la marraine Mlle Lacombe. On voit que les parrains et marraines choisis reflètent parfaitement l'élite sociale de Villard-Saint-Christophe, tant du village lui-même que de son principal hameau, la Traverse.
Ces cloches sont l'œuvre de « Jolÿ de Brevane Lauraine », autrement dit de Joly, fondeur de cloches de Breuvannes-en-Bassigny, aujourd'hui dans la Haute-Marne. Ce village était une pépinière de fondeurs de cloche itinérants qui œuvraient souvent loin de leur pays d'origine. Dans la région, comme le rappelle Jacques Second, ils ont aussi fondu les cloches de Cholonge et La Mure, mais on trouve par exemple mention d'un travail du sieur Joly, à Quimper, en 1735 (sur les fondeurs de cloches de Breuvannes, voir Breuvannes-en-Bassigny et l'article « Fondeurs de cloches ambulants »). Toujours attentif à donner le prix des choses, il ajoute dans la marge que le « prisfait » [prix-fait] a été de 150 livres, uniquement pour la main d'œuvre.
Ces deux cloches existent toujours. Elles ont échappé au terrible incendie qui a ravagé Villard-Saint-Christophe en 1866 :
Cloches de l'église de Villard-Saint-Christophe (source : site de la commune) |
Comme on le constate, ces textes sont beaucoup plus précis sur les parrains et marraines. Bien entendu, celui de la première cloche ne prend pas en compte que Marie Magdeleine Jouguet, ép. Second était malade et remplacée par sa fille aînée.
Le prêtre de la paroisse, le père Christophe Turc, a lui aussi noté la bénédiction des deux cloches dans les registres paroissiaux de Villard-Saint-Christophe, à la date du 2 juillet. Il insiste surtout sur les différents prêtres qui se sont joints à lui, les curés de Saint-Honoré, Commiers et Nantes-en-Ratier, et ajoute « en présence de presque tous les habitants qui [y] étaient aussi. » Le consul Jacques Second, homonyme de Jacques Second, bourgeois, est un habitant de la Traverse, peut-être un parent. Son fils Jacques Second (1746-1822) épousera Marie, une des filles de Jacques Second et Magdeleine Jouguet.
Enfin, un des événements rapportés nous est particulièrement cher car il rejoint une autre de nos passions dauphinoises, la cartographie. En effet, le 5 juillet 1749, Jacques Second loge « messieurs les ingénieurs du roi qui faisaient la mensuration pour le Haut-Dauphiné, qui ont planté des enseignes dans les plus hautes montagnes ». Il donne ensuite la liste de ceux qui ont logé chez lui : le chef de la compagnie, M. Bourcet, M. de la Saigne, son frère, briançonnais, M. Montannel, M. de Carpilhet, de Grasse, en Provence.
Pierre Bourcet (1700-1780) |
Cette « mensuration pour le Haut-Dauphiné » fait référence à la campagne de levés topographiques menée sous la direction de Pierre Bourcet entre 1749 et 1754. Il en est résulté une carte gravée, puis imprimée en 1758. Il s'agit de la première carte topographique exacte de la région qui dépasse en précision et en richesse d'informations la plus célèbre carte de Cassini. Ayant la chance d'en posséder un exemplaire, je l'ai décrit sur mon site de bibliographie dauphinoise : carte de Bourcet. Cette courte notice de Jacques Second nous permet de savoir que l'équipe de cartographes logeait chez l'habitant, en particulier chez les notables. Il précise qu'ils ont mangé chez M. Lacombe (on retrouve le même nom que la marraine d'une des cloches), même s'ils voyageaient avec un cuisinier pour tous et un valet pour chacun. Les « enseignes » dont il parle sont ces repères en forme de mât, plantés au sommet des montagnes, qui permettaient de faire les levés topographiques et de construire la triangulation qui servait de base à la carte. Aujourd'hui, on appellerait cela un signal géodésique. Comme l'explique bien cet article Wikipédia sur la triangulation, il est nécessaire de disposer d'une base, qui est en fait une longueur mesurée en ligne droite à partir de laquelle, par mesure des angles, on peut déduire les autres distances. Jacques Second explique ainsi que les topographes « mesurèrent d'ici [Villard-Saint-Christophe] au droit de Cholonge et trouvèrent 1 100 toises en droite ligne, cela fait le tiers d'une lieue. » La toise delphinale étant de 2,046 m, ils ont donc mesuré 2 250 m. Sur une carte moderne, la distance entre le clocher de l'église de Villard-Saint-Christophe et celui de Cholonge est de 2 760 m, si l'on part du principe qu'ils ont utilisé les clochers comme repères, ce qui était courant à l'époque. L'expression « au droit de » peut laisser penser qu'ils ont choisi un autre repère près de Cholonge.
Les ingénieurs qui ont logé chez Jacques Second sont Pierre Bourcet (1700-1780), le chef de cette mission, son frère Jean Bourcet de la Saigne (1713-1771), tous deux originaires d'Usseaux, une commune italienne du Piémont qui a appartenu jusqu'en 1713 au Dauphiné et au Briançonnais, d'où la mention portée par Jacques Second. Ensuite, il cite Montannel, qui était le surnom de Michel Jean Augustin Cruels (1714-1785), ancien lieutenant au régiment de Navarre, ingénieur-géographe du roi. Quant au dernier, il doit s'agir de Jacques de Carpilhet, né à Grasse en 1730, qui sera reçu ingénieur du roi quelques mois après cette campagne de mesures, en janvier 1750. Il est mort en 1802.
Les liens entre les habitants de Villard-Saint-Christophe et les Bourcet ne s'arrêtèrent pas là. Ce n'est pas Jacques Second qui nous le dit, mais les registres paroissiaux. Louis Pomier, bourgeois de la Traverse, a épousé, quelques mois après ce premier passage de l'équipe de topographes, la nièce des frères Bourcet, Marie Thérèse Magnin. Le mariage a eu lieu à Bresson le 1er octobre 1749. Jacques Second est présent et signe le registre, à côté de ses hôtes de l'été précédent. Notons au passage que Bresson, village près d'Eybens, se trouve à 25 km de Villard-Saint-Christophe. C'est la preuve, une nouvelle fois, que nos ancêtres n'hésitaient pas à parcourir des distances appréciables quand il le fallait.
Cette restitution du livre de raison de Jacques Second montre déjà la richesse des informations qu'il contient sur la vie et les affaires d'un notable villageois de la Matheysine au XVIIIe siècle. Il nous permet de croiser toute une populations de domestiques, meuniers, servantes, etc. Il permet aussi de percevoir quelques événements notables du village. Mais, au-delà, et malgré le style volontiers très factuel, on peut être tenté de tracer le portrait de l'homme qui a tenu ce livre de raison. Le premier trait marquant est qu'il s'agit d'un hommes extrêmement attentif à la valeur des choses, que ce soit le cours des céréales, le prix des meules pour son moulin ou celui des cloches pour l'église. Il est aussi extrêmement attentif à établir un compte juste de ce qu'il doit et de ce qu'on lui doit dans ses accords avec ses domestiques, mais aussi avec son fermier, la seule fois où il note un compte avec lui (l'estivage de son troupeau en 1749). Il est probable que les nombreuses fois où il note qu'il a rapporté un tablier, une chemise, une paire de souliers à un domestique montrent une forme de paternalisme. Cela montre aussi qu'il pouvait se déplacer jusqu'à Grenoble. Il s'y rendait sûrement pour ses affaires mais n'hésitait pas se fournir sur place pour répondre à une demande d'un de ses domestiques. Tout cela créait un réseau de relations complexes, dans lequel intervenait parfois des tiers (lorsqu'il paye directement le créancier d'un domestique), des dettes anciennes, des échanges de biens, des fournitures de céréales, etc. Il ne donne pas l'idée d'un homme dur en affaires. Lorsque, sous la pression, il doit donner 26 livres au lieu de 24, ou qu'il ne se fait pas payer la bourrique qu'un domestique à fait mourir étranglée, ou lorsqu'un on lui « emprunte » un fusil sans lui rendre, il semble clore les comptes sans réclamer son dû. Peut-être est-ce aussi une forme de paternalisme « grand seigneur » qui préfère passer l'éponge plutôt que de poursuivre sans relâche pour être payé de son dû. En définitive, on découvre un homme pointilleux, formaliste, probablement scrupuleux, mais ni cupide, ni impitoyable pour ceux qui sont ses « obligés », pour utiliser une expression de l'époque. En revanche, il était probablement très attaché à la prééminence sociale qui était le sienne. Cela se perçoit encore mieux dans les registres paroissiaux où, très souvent, il est signataire des actes concernant les personnes importantes du village, en particulier ceux de la famille Pomier.
Enfin, la religion est présente d'abord à travers les événements qui rythment la vie du village : la mission, la mort du curé et son remplacement, les cloches, les messes après son décès, etc. Ensuite, par quelques invocations, il est fait appel à Dieu, dans des formules rituelles : « Dieu veuille par sa Ste Grâce », « Seigneur, répandez votre sainte bénédiction sur nous et la famille qu'Il vous plaira [de] nous donner. » Cela ne nous renseigne pas sur son sentiment religieux intime, mais confirme l'omniprésence d'une religiosité quotidienne et conventionnelle.
Je terminerais cette tentative de tracer un portait de Jacques Second par le peu de place qu'il donne à ses épouses. La mort de la première n'est que subrepticement évoquée, dans la marge. Quant à la seconde, elle n'apparaît que de temps à autre, seulement lorsqu'il s'agit des servantes, probablement parce qu'il s'agit de la tenue du ménage. Le plus surprenant est qu'il ne la cite pas, lorsqu'il demande à ses enfants de faire dire des messes pour son « père, mère, fils et sœurs » et pour lui-même. Notons qu'il ne cite pas non plus ses filles. En réalité, c'est probablement l'image du rôle dévolu à l'épouse dans ces sociétés traditionnelles : la mère des enfants et la tenue du ménage.
Postérité
Comme on l'a vu, Jacques Second et Marie Magdeleine Jouguet ont eu douze enfants :
- Jean Jacques Second (1737-1816), propriétaire cultivateur, à Villard-Saint-Christophe, qui a eu, de ses deux mariages, une descendance extrêmement nombreuse dans cette commune et dans la commune voisine de Saint-Honoré. Le dernier porteur du nom, Jules Second, est décédé célibataire en 1973. En revanche, beaucoup d'habitants actuels de ces deux communes descendent de Jacques Second par ce premier fils.
- Marguerite Second (1738-1810) [185], épouse de Joseph Froment (1727-1793) [184], marchand et propriétaire cultivateur, à la Traverse, hameau de Villard-Saint-Christophe. Là-aussi, la descendance est importante. Il y aura, génération après génération, de nombreux mariages entre les descendants de la famille Second et ceux de la famille Froment.
- Gasparde Second (1739), morte à l'âge d'un mois.
- François Second (1740- ?), notaire à Grenoble. Son fils Hilaire Barthélemy (1778-1840) est revenu au pays natal comme notaire à La Mure (1817-1821), puis juge de paix du canton de La Mure. Il a épousé une fille de la famille des ébénistes Hache.
- Augustin Second (1742-1760).
- Louise Ambroise Second (1743-1807), resté célibataire à Villard-Saint-Christophe.
- Joseph Second (1744-1826), prêtre, formé à Lyon où il a été ordonné en 1771. Il a fini sa vie comme curé archiprêtre de La Mure, en 1826.
- Pierre Second (1745), qui a vécu un jour.
- Jacques Christophe Second (1746-1747), mort à l'âge de onze mois.
- Marie Magdeleine Second (1748-1824), morte célibataire à Villard-Saint-Christophe, à l'âge de 76 ans.
- Rose Second (1751-1795), aussi morte célibataire à Villard-Saint-Christophe, à l'âge de 44 ans.
- Marie Second (1756-1795), épouse de Jacques Second (1746-1822), propriétaire-cultivateur, à La Traverse, hameau de Villard-Saint-Christophe. Je n'ai pas identifié l'éventuel lien de parenté entre lui et sa belle-famille Second. Leur descendance ne s'est guère maintenue à Villard-Saint-Christophe.
Lien vers la généalogie de Jacques Second : cliquez-ici.
Lien de parenté entre Jacques Second et moi-même : cliquez-ici.
Villard-Saint-Christophe (source : site de la commune) |